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DELPHINE.

madame d’Artenas ; j’ai toujours évité avec soin toute liaison avec elle ; mais j’ai eu l’occasion de remarquer dans ses discours un fonds de douceur et de bonté. Je ne sais comment elle eut l’imprudence de paraître sans sa tante aux Tuileries, elle qui doit si bien savoir qu’aucune femme ne veut lui parler en public. Au moment où elle entra dans le salon, mesdames de Sainte-Albe et de Tésin, qui se plaisent assez dans les exécutions sévères, et satisfont volontiers, sous le prétexte de la vertu, leur arrogance naturelle, mesdames de Sainte-Albe et de Tésin quittèrent la place où elles étaient assises du même côté que madame de R. ; à l’instant, toutes les autres femmes se levèrent, par bon air ou par timidité, et vinrent rejoindre à l’autre extrémité de la chambre madame de Vernon, madame du Marset et moi. Tous les hommes bientôt suivirent cet exemple, car ils veulent, en séduisant les femmes, conserver le droit de les en punir.

Madame de R. restait seule l’objet de tous les regards, voyant le cercle se reculer à chaque pas qu’elle faisait pour s’en approcher, et ne pouvant cacher sa confusion. Le moment allait arriver où la reine nous ferait entrer, ou sortirait pour nous recevoir : je prévis que la scène deviendrait alors encore plus cruelle. Les yeux de madame de R. se remplissaient de larmes ; elle nous regardait toutes, comme pour implorer le secours d’une de nous : je ne pouvais pas résister à ce malheur. La crainte de déplaire à Léonce, cette crainte toujours présente me retenait encore ; mais un dernier regard jeté sur madame de R. m’attendrit tellement, que par un mouvement complètement involontaire je traversai la salle, et j’allai m’asseoir à côté d’elle. Oui, me disais-je alors, puisque, encore une fois, les convenances de la société sont on opposition avec la véritable volonté de l’âme, qu’encore une fois elles soient sacrifiées.

Madame de R. me reçut comme si je lui avais rendu la vie ; en effet, c’est la vie que le soulagement de ces douleurs que la société peut imposer quand elle exerce sans pitié toute sa puissance. À peine eus-je parlé à madame de R., que je ne pus m’empêcher de regarder Léonce : je vis de l’embarras sur sa physionomie, mais point de mécontentement. Il me sembla que ses yeux parcouraient l’assemblée avec inquiétude, pour juger de l’impression que je produisais, mais que la sienne était douce.

Madame de Vernon ne cessa point de causer avec M. de Fierville, et n’eut pas l’air d’apercevoir ce qui se passait. Je sou-