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PREMIÈRE PARTIE.

l’étourdit et lui ôtât le pouvoir de réfléchir, son occupation de M. de Serbellane n’était que trop remarquable pour des regards attentifs. M. d’Ervins affecta de s’éloigner d’elle, mais j’aperçus clairement qu’il ne la perdait pas de vue : j’en avertis M. de Serbellane ; je comptais sur sa prudence ; en effet, il évita constamment de parler à Thérèse. Si je n’avais pas quitté madame d’Ervins alors, peut-être aurais-je calmé le trouble où la jetait l’apparente froideur de M. de Serbellane ; elle en savait la cause, et cependant elle ne pouvait en supporter la vue. Entièrement occupée de Léonce le reste de la soirée, j’oubliai madame d’Ervins : c’est à cette faute, hélas ! qu’est peut-être due son infortune.

Je parlais encore à Léonce, lorsque j’appris subitement qu’on emportait madame d’Ervins sans connaissance ; je courus après son mari, qui la suivait ; je montai dans sa voiture presque malgré lui, et je pris dans mes bras la pauvre Thérèse, qui était tombée dans un évanouissement si profond, qu’elle ne donnait plus un signe de vie. « Grand Dieu ! dis-je à M. d’Ervins, qui l’a mise en cet état ? — Sa conscience, madame, me répondit-il, sa conscience ! » Et il me raconta alors ce qui s’était passé, avec un tremblement de colère dans lequel il n’entrait pas un seul sentiment de pitié pour cette charmante figure mourante devant ses yeux.

Placé derrière une porte au moment où sa femme passait d’une chambre à l’autre, il l’avait entendue faire à M. de Serbellane des reproches dont l’expression supposait une liaison intime : il s’était avancé alors, et, prenant la main de sa femme, il lui avait dit à voix basse, mais avec fureur : « Regardez-le, ce perfide étranger ; regardez-le, car jamais vous ne le reverrez. « À ces mots Thérèse était tombée comme morte à ses pieds ; M. d’Ervins était fier de la douleur qu’il lui avait causée ; son orgueil ne se reposait que sur cette cruelle jouissance.

Quand nous arrivâmes à la maison de madame d’Ervins, sa fille Isaure, la voyant rapporter dans cet état, jetait des cris pitoyables, auxquels M. d’Ervins ne daignait pas faire la moindre attention. On posa Thérèse sur son lit, revêtue, comme elle l’était encore, de guirlandes de fleurs et de toutes les parures du bal : elle avait l’air d’avoir été frappée de la foudre au milieu d’une fête.

Mes soins la rappelèrent à la vie ; mais elle était dans un délire qui trahissait à chaque instant son secret. Je voulais que M. d’Ervins me laissât seule avec elle ; mais, loin qu’il y con-