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DELPHINE.

LETTRE XXIX. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Ce 2 juillet.

Thérèse est perdue, ma chère Louise, et je ne sais à quel parti m’arrêter pour adoucir sa cruelle situation. J’entrevoyais quelque espoir pour mon bonheur, il y a deux jours, à la fête de madame Vernon ; Léonce et moi nous nous étions presque expliqués ; mais depuis le malheur arrivé à Thérèse, je suis tellement émue, que j’ai laissé passer deux soirées sans oser aller chez madame de Vernon. Léonce aurait remarqué ma tristesse, et je n’aurais pu lui en avouer la cause ; s’il est un devoir sacré pour moi, c’est celui de garder inviolablement le secret de mon amie ; et comment ne pas se laisser pénétrer par ce qu’on aime ? Je ne sais donc rien de Léonce, et madame d’Ervins occupe seule tous mes moments.

Madame du Marset, cette cruelle ennemie de tous les sentiments qu’elle ne peut plus inspirer ni ressentir, a connu M. d’Ervins, à Paris, il y a quinze ans, avant qu’il eût épousé Thérèse. Avant-hier, au bal, madame du Marset, placée à côté de lui, n’a cessé de lui parler bas pendant que Thérèse dansait avec M. de Serbellane. Je ne crois point que madame du Marset ait été capable d’exciter positivement les soupçons de M. d’Ervins ; les caractères les plus méchants ne veulent pas s’avouer qu’ils le sont, et se réservent toujours quelques moyens d’excuse vis-à-vis des autres et d’eux-mêmes ; mais, j’ai cru reconnaître, par quelques mots échappés à la fureur de M. d’Ervins, que madame du Marset, en apprenant que M. de Serbellane avait passé six mois dans son château avec sa femme, s’était moquée du rôle ridicule qu’il devait avoir joué en tiers avec ces deux jeunes gens ; et de tous les mots qu’elle pouvait choisir, le plus perfide était celui de ridicule. Depuis, M. d’Ervins l’a répété sans cesse dans sa fureur ; et quand elle s’apaisait, il lui suffisait de se le prononcer à lui-même pour qu’elle recommençât plus violente que jamais.

Je passai devant M. d’Ervins, quelques moments après sa conversation avec madame du Marset, et je fus frappé de son air sérieux ; comme je ne connais rien en lui de profond que son amour-propre, je ne doutai pas qu’il ne fût offensé de quelque manière. Thérèse me fit part des mêmes observations, et cependant, soit, comme elle me l’a dit depuis, qu’un sentiment funeste l’agitât, soit que cette fête, nouvelle pour elle,