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PREMIÈRE PARTIE.

LETTRE XXVIII. — MADAME DE VERNON À M. DE CLARIMIN.
Paris, ce 30 juin.

On vous a mandé que M. de Mondoville était très-occupé de madame d’Albémar, et qu’il paraissait la préférer à ma fille ; vous en avez conclu que le mariage que j’ai projeté n’aurait pas lieu. Vous devriez cependant avoir un peu plus de confiance dans l’esprit que vous me connaissez. Je suis témoin de tout ce qui se passe ; Léonce et Delphine n’ont pas un seul mouvement que je n’aperçoive, et vous imaginez que je ne saurai pas prévenir à temps cette liaison qui renverserait tous mes projets de bonheur et de fortune !

J’ai fait quelquefois usage de mon adresse pour de très-légers intérêts ; aujourd’hui c’est mon devoir de protéger ma fille, et je n’y réussirais pas ! Vous me dites que madame d’Albémar me cache son affection pour Léonce. Mon Dieu ! je vous assure que j’aurai sa confiance quand je le voudrai : je ne suis occupée qu’à une chose ; c’est à l’éviter : car elle m’engagerait, et il me plaît de rester libre.

Les caractères de Léonce et de Delphine ne se conviennent point : Léonce est orgueilleux comme un Espagnol, épris de la considération presque autant que de Delphine, aimable, très-aimable ; mais il faut les séparer pour leur intérêt à tous les deux. L’occasion s’en présentera, il ne faut que du temps, et je défie bien Léonce et Delphine de presser les événements que j’ai résolu de ralentir. Personne ne sait mieux que moi faire usage de l’indolence : elle me sert à déjouer naturellement l’activité des autres. Je veux le mariage de Léonce et de Mathilde. Je ne me suis pas donné la peine de vouloir quatre fois en ma vie : mais quand j’ai tant de fait que de prendre cette fatigue, rien ne me détourne de mon but, et je l’atteins ; comptez-y.

Je vous remercie de l’intérêt que vous me témoignez ; mais quand il y va du sort de ma fille, de ma ruine ou de mon aisance, de tout enfin pour moi, pensez-vous que je puisse rien négliger ? Je me garde bien cependant d’agir dans un grand intérêt avec plus de vivacité que dans un petit ; car ce qui arrange tout, c’est la patience et le secret. Adieu donc, mon cher Clarimin ; comme j’espère vous voir à Paris dans peu de temps, je vous y invite pour les noces de ma fille.