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DELPHINE.

s’accroîtront par cette différence même ; elle soumettra, j’en suis sûr, ses actions à mes désirs, et sa manière de penser affranchira peut-être la mienne : elle calmera du moins cette ardente susceptibilité qui m’a déjà fait beaucoup souffrir. Mon ami, tout est bien, tout est bien, si je suis son époux.

Hier enfin… Mais comment vous raconter ce jour ? c’est replonger une âme dans le trouble qui l’égare. Quel sentiment que l’amour ! quelle autre vie dans la vie ! Il y a dans mon cœur des souvenirs, des pensées si vives de bonheur, que je jouis d’exister chaque fois que je respire. Ah ! que mon ennemi m’aurait fait de mal en me tuant ! Ma blessure m’inquiète à présent : il m’arrive de craindre qu’elle ne se rouvre ; des mouvements si passionnés m’agitent, que j’éprouve, le croiriez-vous ? la peur de mourir avant demain, avant une heure, avant l’instant où je dois la revoir.

Ne pensez pas cependant que je vous exprime l’amour d’un jeune homme, l’amour qu’un sage ami devrait blâmer. Quoique vous vous soyez imposé de ne point contrarier les vues de ma mère, vous désirez qu’elle préfère madame d’Albémar à Mathilde. Oui, mon cher maître, votre raison est d’accord avec le choix de votre élève ; ne vous en défendez pas. Ah ! si vous saviez combien vous m’en êtes plus cher !

J’avais reçu, avant d’aller au bal de madame de Vernon, une réponse de vous sur M. de Serbellane. Vous conveniez que c’était l’homme que madame d’Albémar vous avait toujours paru distinguer le plus ; et, quoique vous cherchassiez à calmer mon inquiétude, votre lettre l’avait ranimée. J’arrivai donc au bal de madame de Vernon avec une disposition assez triste ; Mathilde s’était parée d’un habit à l’espagnole, qui relevait singulièrement la beauté de sa taille et de sa figure : elle ne m’a jamais témoigné de préférence, mais je crus voir une intention aimable pour moi dans le choix de cet habit ; je voulus lui parler, et je m’assis près d’elle, après l’avoir engagée à se rapprocher de la porte d’entrée, vers laquelle je retournais sans cesse la tête. J’étais si vivement ému par l’impatience de voir arriver Delphine, que je ne pouvais pas même suivre, avec Mathilde, cette conversation de bal si facile à conduire.

Tout à coup je sentis un air embaumé ; je reconnus le parfum des fleurs que Delphine a coutume de porter, et je tressaillis ; elle entra sans me voir : je n’allai pas à l’instant vers elle ; je goûtai d’abord le plaisir de la savoir dans le même lieu que moi. Je ménageai avec volupté les délices de la plus heureuse journée de ma vie : je laissai Delphine faire le tour du bal avant