Page:Spinoza - Éthique, trad. Appuhn, 1913.djvu/676

Cette page a été validée par deux contributeurs.
672
éthique

l’imagine) à toute détermination de l’étendue correspond une détermination présente ou actuelle de la pensée (Prop. 7 et 8), ce qui, dans le langage de la psychologie contemporaine, se nomme une sensation, un fait de conscience ; cette détermination présente en enveloppe d’autres à l’infini ; d’où cette conséquence que le fait est inintelligible et que les rapports de succession des faits (ce que Spinoza appelle l’ordre commun de la Nature) ne sont point directement objet de science ; les faits ne peuvent se déduire les uns des autres ; nous les subissons sans les comprendre, et l’expérience peut bien engendrer une prudence machinale, mais non conduire à la connaissance. Il y a cependant une certaine vérité du fait que la réflexion permet d’apercevoir, et il y a par conséquent une voie ouverte à l’homme désireux de s’affranchir :

1o La production du fait (de conscience) ne peut pas s’expliquer par la considération des modes de l’étendue, il est une idée très inadéquate à la vérité, c’est-à-dire très incomplète. Spinoza eût souscrit à ce que dit Leibnitz dans la Monadologie (§ 17), que la perception est inexplicable par des raisons mécaniques ; il n’eût jamais accepté la théorie moderne dite de la conscience-reflet ou épiphénomène. Les déterminations successives de la pensée sont liées entre elles et entre elles seulement (Prop. 5 et 6, Scolie de la Prop. 7) ; le fait est inintelligible à la manière d’un fragment qu’il nous est impossible de compléter ; mais, à envisager la Nature pensante dans sa totalité, il y a en elle à la fois devenir et conservation totale de soi ; en ce sens, il est juste de dire que la Nature produit à l’infini par un progrès spontané des pensées successives dont chacune enveloppe les précédentes et est ainsi fondée en droit (cf. Prop. 32 et 36). À un point de vue, auquel il est possible au sage de se placer, le fait apparaît donc comme l’expression très imparfaite d’une vérité, et la nécessité avec laquelle il s’impose à nous, perd ainsi de son caractère contraignant (cf. les dernières lignes de la Quatrième Partie).

2o Une autre voie encore s’offre à nous pour échapper à la servitude du fait ; quand l’existence du corps que, suivant l’axiome 4, nous sentons qui est affecté de diverses manières, aura été établie (Prop. 13), nous pourrons user de notre faculté de penser pour le concevoir et concevoir sa relation avec les autres modes de l’étendue, de façon à rendre en quelque mesure les faits intelligibles, et l’accord avec l’expérience des principes ainsi posés et postulés sera une marque de leur vérité ; la science, une science qui, si elle ne s’appuie pas à proprement parler sur l’expérience, use d’elle à titre d’auxiliaire, est possible, ce qui est un point de grande conséquence, quelque incomplète et fragmentaire que doive rester cette science.