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de petits foyers activés avec des soufflets à main ; ou bien supposez-le né chez nous, mais avant qu’on connût les tours à tourner. Croyez-vous qu’il y aurait eu beaucoup de chances pour qu’il créât la machine à vapeur ? Imaginez un Laplace privé du secours de ce système de mathématiques lentement perfectionné, dont nous pouvons suivre la trace depuis ses origines chez les Égyptiens. Aurait-il été bien loin dans sa Mécanique Céleste ? Nous pourrions nous poser des questions semblables et y répondre de la même façon, quand même nous nous bornerions à cette classe de grands hommes, dont les actions occupent plus particulièrement les adorateurs de héros, — nous voulons parler des gouvernants et des généraux. Xénophon n’aurait pas mené à bonne fin sa célèbre retraite si ses Dix mille avaient été faibles, lâches ou insubordonnés. César n’aurait pas accompli ses conquêtes s’il n’avait eu des troupes disciplinées, ayant reçu des générations précédentes leur prestige, leur tactique et leur organisation. Pour prendre un exemple moderne, le génie stratégique d’un Moltke n’aurait pu triompher dans de grandes guerres, s’il n’avait eu derrière lui une nation de quarante millions d’hommes pour lui fournir des soldats, et si ces soldats n’avaient eu un corps vigoureux, un caractère résolu, un naturel docile, et n’avaient été capables d’exécuter ses ordres avec intelligence.

Si une personne s’émerveillait de la puissance d’un grain de fulminate qui fait partir un canon, lance l’obus et coule le vaisseau touché, — si cette personne s’étendait sur les vertus miraculeuses du fulminate, sans tenir compte de la charge de poudre, de l’obus, du canon, et de l’agrégat énorme de travaux par lesquels toutes ces choses, y compris le fulminate, ont été produites, nous trouverions son interprétation assez peu rationnelle. Elle l’est pourtant à peu près autant qu’une interprétation des phénomènes sociaux, dans laquelle on insiste sur l’importance des changements accomplis par le grand homme, en négligeant la vaste accumulation de force latente à laquelle il donne issue et le nombre immense des faits antérieurs auxquels sont dus cette force et le grand homme lui-même.

Nous devons reconnaître qu’il y a quelque chose de vrai dans la théorie du grand homme. Si on la limite aux sociétés