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à expliquer le progrès social comme amené par les actions du grand homme. Mais si toute la science biologique, venant à l’appui de toutes les croyances populaires, finit par vous convaincre qu’il est impossible qu’un Aristote provienne d’un père et d’une mère dont l’angle facial mesure cinquante degrés, et qu’il n’y a pas la moindre chance de voir surgir un Beethoven dans une tribu de cannibales dont les chœurs, en face d’un festin de chair humaine, ressemblent à un grognement rhythmique, vous êtes forcé d’admettre que la genèse du grand homme dépend des longues séries d’influences complexes qui ont produit la race au milieu de laquelle il apparaît, et l’état social auquel cette race est lentement parvenue. S’il est vrai que le grand homme peut modifier sa nation dans sa structure et dans ses actions, il est vrai aussi qu’avant son apparition il y a eu forcément des modifications antérieures qui ont constitué le progrès national. Avant qu’il puisse refaire sa société, il faut que sa société l’ait fait lui-même. Tous les changements dont il est l’auteur immédiat ont leurs causes principales dans les générations dont il descend. S’il existe une explication vraie de ces changements, il faut la chercher dans cet agrégat de conditions dont sont sortis et les changements et l’homme.

Quand même nous serions disposés à admettre l’absurde supposition que la genèse du grand homme est indépendante de l’histoire antérieure de la société où il est né, il est un fait indéniable et suffisant pleinement à notre thèse. C’est que le grand homme ne pourrait exercer aucune action, si la société n’avait hérité des richesses matérielles et intellectuelles lentement accumulées dans le passé, et s’il n’y avait autour de lui une population, des caractères, des intelligences et une organisation sociale. Considérez Shakespeare : quels drames aurait-il pu écrire sans les innombrables traditions de la vie civilisée, — sans les expériences variées qui d’un passé lointain sont arrivées jusqu’à lui et sont venues enrichir son esprit, sans cette langue que des centaines de générations ont travaillé à développer et à enrichir ? Prenez un Watt avec tout son génie d’invention, supposez qu’il vive dans une tribu à laquelle le fer est inconnu ou qui ne possède de fer que ce qu’on peut en fabriquer dans