Page:Spencer - La Science sociale.djvu/132

Cette page a été validée par deux contributeurs.

rent le berceau du Christ ; — quand nous voyons figurer un château à herse dans les enluminures d’un psautier illustré représentant diverses scènes de la vie du Christ ; quand Langland nous raconte la mise en croix dans la langue de la chevalerie, tellement que l’homme qui perça le Christ de sa lance devient un chevalier qui déshonore sa chevalerie[1] ; quand on nous dit que les croisés s’intitulaient « vassaux du Christ » ; — cela nous suffit ; nous savons sans autre preuve qu’en interprétant les arrangements sociaux et les actes des Juifs d’après leurs propres idées et leurs propres sentiments, nos ancêtres tombaient dans l’absurde. Ce que nous ne voyons pas, c’est que nous-mêmes, en vertu de la même tendance, nous nous formons à chaque instant des idées, moins grotesques peut-être, mais bien éloignées aussi de la vérité.

Un exemple fera sentir à quel point il est difficile de se représenter un état mental très-différent du nôtre, de façon à bien comprendre les actions individuelles et par suite les actions sociales qui en découleront.

Le lecteur se rappelle sans doute confusément la vague impression d’étonnement que lui ont causé ses premières études de mythologie grecque. La pensée qui traversait son esprit, peut-être sans qu’il sût la formuler, c’était qu’on ne s’explique pas comment des histoires pareilles ont pu trouver créance. Plus tard, en lisant dans les récits de voyage les superstitions bizarres des sauvages, au sentiment de l’absurdité de ces superstitions est venue se joindre chez lui une profonde surprise de ce qu’un être humain, même le plus ignorant et le plus stupide, puisse y ajouter foi. Croire qu’une tribu voisine descend d’un canard ; qu’il pleut quand certaines divinités crachent sur la terre ; que l’île qu’on habite a été retirée du fond de la mer par un dieu, qui l’a accrochée en pêchant à la ligne ; toutes ces idées et bien d’autres non moins risibles frisaient la folie aux yeux de notre écolier. Il les interprétait automorphiquement — apportant dans l’examen qu’il en faisait, non-seulement des facultés devenues infiniment plus complexes que celles du sauvage, mais aussi les procédés de raisonnement auxquels il avait été

  1. History of English poetry. Warton, vol. II, page 57, note.