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Vous verrez que la pièce aura trois cents représentations, dit Mme  Facile ; les journalistes eux-mêmes en diront du bien, parce qu’elle est jouée par des bêtes, et que les bêtes ne s’inquiètent pas du mal que l’on pourrait dire d’elles. Puis, c’est l’ouvrage d’un auteur inconnu, et vous ne sauriez croire tout ce qu’il y a de recommandation dans ce mot. L’écrivain déjà célèbre n’est point seulement odieux à ceux qui sont arrivés comme lui, mais encore à ceux qui sont en chemin : pour les premiers, c’est un rival ; pour les seconds, un premier occupant ; pour tous, un ennemi naturel. L’auteur ignoré, au contraire, n’inspire ni crainte, ni jalousie ; les candidats à la célébrité l’applaudissent comme un des leurs, et chaque grand homme l’encourage dans l’espoir qu’il usurpera la place d’un de ses voisins de gloire. On s’arme de sa réussite contre ceux qui ont réussi avant lui ; on élève jusqu’aux toits le bout de la planche où il vient de s’asseoir, afin de faire descendre l’autre bout jusqu’au ruisseau. Il est si doux de dire du bien d’un confrère, quand cela donne occasion de dire du mal de plusieurs autres ! Les inconnus sont presque des morts, et vous savez comme nous aimons les morts !… en haine des vivants ! On va faire de l’auteur de Kléber un génie, rien que pour avoir le plaisir de traiter ses prédécesseurs d’imbéciles.

— Il y a encore une autre cause, objecta Prétorien ; le nouveau poête est connu de nous tous ; il nous a consulté sur chaque scène ; il nous a égrené ses vers distique à distique ; nous avons tous, dans son drame, quelque chose qui nous appartient ou que nous croyons nous appartenir, et cette chose est nécessairement admirable. Aussi soutiendrons-nous l’œuvre en indivis. C’est une sorte d’engage-