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suivre, pourvu qu’un marabout du voisinage bénisse leur union. Kléber, dont la tolérance s’étend aux curés de toutes les nations, accepte le marabout, et il sort pour l’avertir lui-même.

Astarbé, restée seule, se livre à une joie entrecoupée de mélancolie ; elle prend congé de tout ce qui l’environne :

Adieu, toit paternel, terre des brunes filles ;
Fleuve aux flots limoneux musqués de crocodiles ;
Horizon hérissé d’obélisques pierreux,
Que l’on prendrait de loin pour les jambes des cieux ;
Bœufs que l’on mange ailleurs et qu’ici l’on adore ;
Sphinx dont le front coiffé se couronne d’aurore ;
Ibis aux becs pensifs, symboliques lotus ;
Légumes trois fois saints, plus saint papyrius ;
Noble roseau du Nil, dont l’enveloppe frêle
Fixe cet alphabet que notre enfance épèle.
Et toi, père embaumé qu’attend le jugement,
Heureuse de vous fuir, je vous quitte en pleurant ;
Et cependant, où vit Kléber, rien ne me pèse ;
Quand le cœur est français, l’âme est bientôt française !

Puis, entendant tout à coup un frémissement parmi les buissons de la rive, elle se rappelle le nourrisson amphibie apprivoisé par ses soins, et elle s’écrie :

C’est lui, le caïman pour moi devenu doux.
Qu’attirent ma voix et ce plat de couscoussous.

Ici, tous les cuivres de l’orchestre font entendre un forté, le tam-tam déchire l’air, et la tête du crocodile paraît entre deux touffes de roseaux en fer-blanc.

Son entrée est saluée par d’unanimes applaudissements.

L’animal appuie ses courtes pattes sur la planche peinte qui représente les bords du Nil, s’élance lourdement sur le théâtre, court à la pâtée que lui présente Astarbé, l’englou-