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culinaire, dit Prétorien, mais elle a pour but de rassurer contre la fraude des restaurateurs. Ici, chaque convive constate l’identité du nom et de la chose ; ce qu’il mange est bien ce qu’il croit manger ; comme saint Thomas, il peut voir et toucher. Asseyons-nous devant ce bœuf encore intact, auquel les cornes et la peau ont été conservés pour plus d’authenticité, et indiquez vous-même le morceau préféré, il vous sera à l’instant découpé et servi. Quant à la boisson, voyez parmi tous les noms gravés sur les tonneaux, et tournez le robinet de celui que vous aurez choisi.

Les deux époux prirent place à une table défendue, selon la manière anglaise, par des cloisons qui procuraient à chaque consommateur l’agrément de ne pas voir ses voisins et de ne point en être vu. Chacun mangeait comme les chevaux, seul à son râtelier. On n’était jamais exposé à parler à un autre convive, à lui rendre un de ces légers services qui entretiennent la sociabilité entre les hommes ; on était chez soi, avec soi, rien que pour soi !

Du restaurant, Prétorien se rendit au grand théâtre de la république où se donnait la pièce nouvelle.

Le péristyle était décoré des statues de Shakespeare, de Schiller, de Calderon et de Molière, mises sans doute à la porte pour avertir que leur génie n’avait plus de place au dedans. Les arrivants trouvèrent la salle éclairée et déjà garnie de spectateurs. C’était cette foule d’artistes, de gens de lettres, de journalistes, conviés à venir prendre les prémices de toutes les fêtes de l’esprit ou du regard, et n’y venant que pour railler l’amphitryon et le festin ; race blasée, dédaigneuse, qui méprise les plaisirs qu’on lui donne, et qui s’indignerait qu’on les lui refusât.

En traversant un des corridors, Prétorien aperçut un