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mon oncle pierre vassiliévitch.

Cette pensée m’épouvante, quelque folle qu’elle soit ; je ne retiens pas Douniacha comme d’habitude, et suis presque contente, ma toilette de nuit achevée, de la voir partir, emportant la bougie. Mais je ne puis toujours pas dormir, je reste là, dans l’obscurité, les yeux ouverts, attendant avec impatience le retour de mon institutrice, qui est restée en haut, avec les grandes personnes à jouer aux cartes.

Chaque fois que je me trouve seule avec l’oncle Pierre, ce récit me revient malgré moi à la mémoire, et je me demande comment cet homme, qui a tant souffert jadis, peut maintenant jouer si tranquillement aux échecs avec moi, s’amuser à me faire de petits bateaux, et s’agiter à propos de quelque projet de ramener le Sir Daria dans son ancien lit, ou de tout autre article de journal. Les enfants ne comprennent pas qu’un de leurs proches, avec lequel ils vivent quotidiennement et simplement, ait pu, dans le courant de sa vie, subir des épreuves terribles et tragiques.

Par moments, j’ai un désir presque maladif d’interroger mon oncle, pour savoir comment les choses se sont passées. Je le contemple longuement, je ne le quitte pas des yeux, et je me représente cet homme gigantesque, vigoureux et intelligent, tremblant devant sa jolie petite femme, pleurant et lui baisant les mains, tandis qu’elle lui arrache livres et papiers, ou qu’elle le soufflette avec sa petite pantoufle.

Une fois, une seule fois, dans mon enfance, je n’ai pu m’empêcher de toucher à ce point délicat.