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sophie kovalewsky.

points, elle resta, sur d’autres, absolument insuffisante.

Parvenu à l’âge d’homme, mon oncle se contenta de vivre à la campagne, chez lui, sans ambition, et satisfait de la situation modeste qui lui était faite dans sa famille. Ses frères cadets, beaucoup plus brillants que lui, le traitaient, avec des airs de protection bienveillante, comme une espèce d’original inoffensif. Mais un bonheur inattendu lui tomba du ciel : il attira l’attention de la jeune fille la plus belle et la plus riche du gouvernement, Nadejda Andréevna N… Fut-elle charmée par sa belle figure ? Crut-elle avoir trouvé le mari qui lui convenait, et pouvoir toujours garder à ses pieds ce grand être humble et dévoué ? Dieu le sait. Quoi qu’il en soit, elle lui fit clairement comprendre qu’elle l’accepterait, s’il demandait sa main. Jamais Pierre Vassiliévitch n’aurait fait cette démarche tout seul, mais ses sœurs, ses nombreuses tantes et cousines, lui expliquèrent si bien le bonheur qui lui tombait en partage, qu’avant d’avoir pu s’y reconnaître, il était le fiancé de la belle Nadejda Andréevna, prodigieusement riche et tout aussi gâtée.

Cette union ne fut pas heureuse. Bien qu’il fût acquis, pour nous autres enfants, que l’oncle Pierre n’avait d’autre raison d’exister en ce monde que celle de nous faire plaisir, nous sentions instinctivement qu’il ne fallait jamais lui parler de sa défunte femme ; ce sujet-là ne devait jamais être effleuré.

Les légendes les plus lugubres circulaient sur le