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sophie kovalewsky.

J’avais, quant à moi, une profonde admiration pour ma mère, elle me paraissait plus belle et plus charmante qu’aucune dame de notre connaissance, et cependant elle me froissait toujours : « Pourquoi m’aimait-elle moins que les autres ? »

Je me vois assise, le soir, dans ma chambre d’étude. Mes leçons pour le lendemain sont préparées, mais sous un prétexte quelconque mon institutrice ne me laisse pas monter. Et, là-haut, dans la grande salle, située au-dessus de notre chambre, j’entends de la musique. Maman a l’habitude de jouer du piano le soir. Elle joue par cœur des heures entières, compose, improvise, passe d’un thème à l’autre, avec beaucoup de goût, et un toucher charmant ; j’aime infiniment à l’entendre. Sous l’influence de la musique et de la fatigue que me laissent mes leçons, je me sens des élans de tendresse, le besoin de me serrer au cœur de quelqu’un, de me faire caresser. Il ne reste plus que quelques minutes avant l’heure du thé, mon institutrice me laisse enfin partir. Je monte en courant, et voici le tableau que j’aperçois en entrant : maman a cessé de jouer, elle est assise sur un divan, et à ses côtés, pressés contre elle, sont Aniouta et Fédia. Ils rient et bavardent avec tant d’animation qu’ils ne s’aperçoivent pas de ma venue. Je reste quelques minutes auprès d’eux, espérant me faire remarquer. Mais ils continuent à parler de ce qui les occupe ; en voilà assez pour calmer mon ardeur. « Ils n’ont pas besoin de moi », me dis-je, et un sentiment d’amère jalousie me transperce l’âme ;