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sophie kovalewsky.

Quant à nous, les petits, nos rapports avec notre père se bornaient à peu de chose ; il nous pinçait les joues amicalement lorsqu’il nous rencontrait, pour s’assurer qu’elles étaient potelées, demandait à Niania comment nous nous portions, et quelquefois il nous prenait dans ses bras pour nous faire sauter.

Les jours de fêtes officielles, quand mon père se rendait en grand uniforme à quelque cérémonie, couvert de ses décorations, on nous appelait au salon, pour admirer notre papa en tenue de parade, et cette vue nous causait le plus vif plaisir : nous sautions autour de lui, battant des mains avec enthousiasme à l’aspect de ses brillantes épaulettes et de ses croix. Mais ces relations, pleines de bonhomie, cessèrent aussitôt après notre arrivée à la campagne. Ainsi qu’il advient souvent dans les familles russes, mon père découvrit subitement, sans y être le moins du monde préparé, que ses enfants étaient loin d’offrir le modèle d’une bonne éducation, comme il se l’était imaginé.

Cette découverte se fit un jour que ma sœur et moi disparûmes jusqu’au soir, égarées loin de la maison : lorsqu’on nous retrouva, nous avions eu tout le loisir de nous bourrer de fruits sauvages, et nous fûmes malades pendant plusieurs jours.

Cet événement démontra que nous étions peu surveillées, et cette découverte en amena d’autres : les désillusions se succédèrent. On avait cru jusque-là que ma sœur était, à peu de chose près, une enfant prodige, intelligente et très développée pour son