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aventures de voyage.

Ils faisaient des vers, et commencèrent en collaboration un long roman plein d’exaltation.

La même idée les enthousiasmait : l’humanité, selon eux, se divisait par couples ; chaque homme et chaque femme n’était que la moitié d’un être, cherchant à rencontrer sur terre son autre moitié, mais ne se complétant ici-bas que par un bonheur très rare. Trop souvent cette réunion était réservée à une autre existence. Pour eux l’union était impossible, la vie en avait détruit les conditions essentielles. Sophie n’était pas libre. L’eût-elle été, qu’elle avait déjà appartenu à un autre, et cette idée ne pouvait se concilier avec la pureté dans laquelle vivait le jeune poète, en attendant son unique amour. Sophie de son côté ne considérait pas ses liens conjugaux comme rompus ; elle écrivait à son mari, lui restait attachée, et tous deux parlaient de se revoir.

Au plus fort de cet entraînement exalté, qui faisait oublier à Sophie les dissonances de la vie réelle, un coup terrible vint la frapper.

Kovalewsky découvrit enfin qu’il était le jouet d’une intrigue infâme et ne put survivre à la pensée d’avoir ruiné sa famille. Ce savant remarquable, cet homme simple et modeste, pour lequel les jouissances de la fortune n’avaient jamais existé, périt victime de spéculations avec lesquelles son caractère et ses principes étaient en opposition absolue. Cette catastrophe fut écrasante pour Sophie ; elle tomba gravement malade d’une fièvre nerveuse dont elle ne se releva que brisée. Le remords d’avoir quitté son