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sophie kovalewsky.

que mal ; mais, une fois au chef-lieu de notre district, il fallut laisser notre voiture de voyage à l’auberge, et louer de mauvais tarentass. Maman et le cocher poussaient des soupirs et s’inquiétaient : « Comment arriverons-nous ? » Maman craignait surtout d’être grondée par mon père, pour avoir prolongé son séjour à Pétersbourg. Néanmoins, en dépit des soupirs et des gémissements, le voyage fut excellent.

Je me rappelle comment, à une heure avancée de la soirée, nous traversâmes la grande forêt de pins. Nous ne dormions pas, ma sœur et moi, nous restions silencieuses, revivant par la pensée les impressions si diverses des trois derniers mois, et nous aspirions avidement les acres parfums printaniers dont l’air était chargé ; nos cœurs à toutes deux se serraient jusqu’à la douleur, d’une sorte d’attente inquiète.

Peu à peu la nuit tomba tout à fait. Nous allions au pas à cause du mauvais chemin. Le cocher s’était, je crois, endormi sur son siège, et n’excitait plus ses chevaux : on n’entendait plus que le bruit de leurs sabots pataugeant dans la boue, et, par instants, le tintement saccadé de leurs grelots. La forêt s’étendait des deux côtés de la route, sombre, mystérieuse, impénétrable. Tout à coup, au sortir des bois, à l’entrée d’une petite prairie, la lune parut, voguant dans les nuages, et nous inonda si soudainement, si vivement, de sa clarté argentée, que nous en fûmes presque troublées.

Depuis notre dernière explication à Pétersbourg, nous n’avions plus touché, ma sœur et moi, à aucun