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sophie kovalewsky.

certainement beaucoup, et j’ai beaucoup, beaucoup d’admiration pour lui. Il est si bon, si plein d’esprit, de génie ! » Elle s’animait tellement que mon cœur se serra de nouveau : « Mais comment t’expliquer cela ? Je ne l’aime pas comme il… En un mot, je ne l’aime pas assez pour l’épouser. »

Telle fut son explication. Mon Dieu ! comme toute mon âme se remplit de lumière ! Je me jetai au cou de ma sœur et l’embrassai tendrement. Aniouta parla longtemps :

« Vois-tu, cela m’étonne parfois moi-même de ne pouvoir l’aimer. Il est si bon ! Au commencement, j’ai pensé que je l’aimerais peut-être. Mais il lui faut une femme tout autre que moi. Sa femme doit se dévouer à lui entièrement, lui consacrer toute son existence, penser exclusivement à lui seul. Et cela m’est impossible ; moi aussi, je veux vivre. D’ailleurs il est si exigeant ! Il semble toujours vouloir s’emparer de moi, m’absorber en lui-même, je ne me sens pas à l’aise avec lui. »

Tout cela, ma sœur le disait en s’adressant à moi, mais en réalité pour se donner à elle-même une explication. J’avais l’air de la comprendre et de partager ses sentiments ; au fond de l’âme je pensais :

« Seigneur, quel bonheur cela doit être de vivre toujours auprès de lui, de se dévouer à lui complètement !… Comment ma sœur peut-elle repousser une pareille félicité ! »

Quoi qu’il en soit, je m’endormis ce soir-là infiniment moins malheureuse que la veille.