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nos relations avec dostoiévsky.

Je me taisais toujours.

« Eh bien ! si tu veux bouder, tant pis pour toi, tu ne sauras rien », déclara-t-elle enfin.

Et elle commença tranquillement à se déshabiller.

Je me rappelle avoir fait, cette nuit-là, un beau rêve. Chose étrange : chaque fois que la vie m’a accablée de quelque grande et pesante douleur, j’ai toujours rêvé, la nuit suivante, d’une façon particulièrement douce et agréable. Mais aussi quel réveil pénible ! Les songes ne sont pas tous dissipés : le corps, épuisé des larmes de la veille, éprouve après quelques heures d’un sommeil réparateur une certaine détente et un soulagement physique à sentir l’équilibre rétabli. Soudain, comme un coup de marteau, le souvenir de cette chose terrible, irréparable, arrivée la veille, retentit dans la tête, et la nécessité de recommencer à vivre et à se torturer, étreint le cœur.

La vie a beaucoup de mauvais ; toutes les formes de la souffrance sont repoussantes. Il est cruel, le premier paroxysme aigu du désespoir, lorsque l’être entier se révolte, ne veut pas se résigner, ni reconnaître l’étendue de son malheur. Plus terribles encore peut-être sont les longues, longues journées qui suivent, quand toutes les larmes ont été pleurées, quand la révolte s’est calmée, que l’homme ne cherche plus à battre la muraille de sa tête, mais que, sous le poids de la douleur qui l’écrase, il se rend compte du travail de destruction, de décompo-