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sophie kovalewsky.

faisait du bruit avec les couteaux et les assiettes : les femmes de chambre riaient, causaient. « Tout le monde est gai, heureux, moi seule… »

Enfin, après un temps assez long, et qui me parut une éternité, un coup de sonnette retentit. Maman et les tantes rentraient de leur dîner. J’entendis les pas précipités du domestique, puis, dans l’antichambre, des voix gaies et animées, comme lorsqu’on rentre d’une soirée.

« Dostoiévsky n’est sans doute pas parti. Aniouta dira-t-elle ce soir à maman ce qui s’est passé, ou ne le dira-t-elle que demain ? » Et je distinguais sa voix, à lui, parmi les autres. Il prenait congé, se hâtait de partir. J’écoutais avec une telle attention que je l’entendis mettre ses galoches. Puis la porte d’entrée se referma, et bientôt j’entendis le pas d’Aniouta résonner dans le corridor. Elle ouvrit la porte de notre chambre, et un rayon de lumière m’éclaira vivement le visage.

Cette lumière éclatante blessait mes yeux en pleurs, et me parut intolérable : une sensation physique de haine contre ma sœur me monta au gosier.

« La mauvaise, elle se réjouit », pensai-je avec amertume. Et je me tournai bien vite du côté du mur, en simulant le sommeil.

Aniouta, sans se dépécher, posa la bougie sur la commode, s’approcha de mon lit et resta quelques minutes en silence, debout près de moi… Je ne bougeais pas, je retenais même ma respiration.

« Je vois bien que tu ne dors pas », dit enfin Aniouta,