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sophie kovalewsky.

— Et cela vous amuse ? » continuait Dostoiévsky, prolongeant son interrogatoire.

Aniouta haussait les épaules.

« Faute de mieux, oui », répondait-elle en reprenant son ouvrage.

Dostoiévsky la regardait quelques instants en silence.

« Vous êtes une fille sotte et nulle, rien de plus », décidait-il en dernier ressort.

C’est ainsi que se passaient alors fréquemment leurs conversations.

Le sujet perpétuel et brûlant de leurs discussions était le nihilisme. Parfois ces débats se prolongeaient fort avant dans la nuit ; et plus ils parlaient et s’échauffaient tous deux, plus aussi, dans le feu de la discussion, ils s’emportaient à des professions de foi beaucoup plus avancées, en apparence, qu’elles ne l’étaient en réalité.

« La jeunesse actuelle est bornée et peu développée, criait Dostoiévsky ; une paire de bottes vernies lui est plus chère que Pouchkine.

— Pouchkine, en effet, a vieilli », faisait tranquillement remarquer ma sœur, sachant qu’il n’y avait pas de plus sûr moyen de le mettre en fureur que de manquer de respect à Pouchkine.

Dostoiévsky, hors de lui, prenait alors son chapeau, déclarait solennellement qu’il trouvait oiseux de discuter avec une nihiliste, et qu’il ne remettrait plus les pieds chez nous. Et le lendemain il revenait, comme si rien ne s’était passé.