Page:Souvenirs d'enfance de Sophie Kovalewsky.djvu/161

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
144
sophie kovalewsky.

ne consistait qu’en une série de petites cages, bourrées d’objets inutiles et laids, rassemblés dans le courant d’une longue vie, par deux Allemandes pleines d’ordre et d’activité. Le grand nombre des invités, joint à la quantité de bougies allumées, rendait la chaleur excessive. Deux laquais en habit noir et en gants blancs offraient des fruits, du thé, et des bonbons, sur de grands plateaux qu’ils portaient d’une chambre à l’autre. Ma mère avait beaucoup aimé la vie de Pétersbourg, mais elle n’en avait plus l’habitude : aussi était-elle intérieurement agitée et inquiète : « Tout se passe-t-il convenablement ? Ne sommes-nous pas provinciales, passées de mode ? Et les amis d’autrefois ne trouveront-ils pas que j’ai perdu l’usage du monde ? »

Les invités, n’ayant aucun intérêt commun, s’ennuyaient, mais, en gens bien élevés, pour lesquels les soirées ennuyeuses sont un ingrédient inévitable de la vie, ils acceptaient leur sort et s’y résignaient stoïquement.

Qu’on se figure le pauvre Dostoiévsky dans cette mêlée. Il tranchait sur le reste de la société autant par sa physionomie que par sa toilette. Dans un élan de dévouement il avait endossé un habit ; et cet habit, qui lui allait du reste fort mal et fort disgracieusement, l’exaspéra toute la soirée. Sa fureur commença sur le seuil même du salon. Comme tous les gens nerveux, il éprouvait une timidité désagréable à se trouver dans une réunion d’étrangers ; plus cette réunion était nulle, incolore, et peu sympathique, plus