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sophie kovalewsky.

l’honneur de la fête de madame, c’est-à-dire étant ivre mort, fut remplacé par un petit garçon qui ignorait complètement l’organisation du service. Le sac contenant la correspondance se trouva donc dans le cabinet de papa, sans avoir été préalablement inspecté et expurgé.

Mon père, surpris de voir une lettre recommandée à l’adresse de notre femme de charge, et portant l’en-tête du journal l’Époque, fit appeler Domna Kousminichna et lui ordonna d’ouvrir la lettre en sa présence. Que signifiait tout cela ? — On peut, ou, pour mieux dire, on ne peut pas, s’imaginer la scène qui suivit ! Pour comble de malheur, Dostoiévsky envoyait à ma sœur, dans cette lettre, le prix de sa nouvelle : trois cents et quelques roubles, il me semble. Que sa fille reçût secrètement l’argent d’un étranger, cela parut à mon père une action si coupable, et si déshonorante, qu’il se trouva mal. Il souffrait d’une maladie de cœur, compliquée d’une maladie de foie, et les médecins nous avaient prévenus qu’une émotion violente pouvait être dangereuse, et causer une mort subite ; la possibilité d’une semblable catastrophe était la terreur de toute la famille. Chaque fois que l’un de nous causait quelque ennui à mon père, son visage prenait une teinte noirâtre qui nous épouvantait ; nous craignions de le tuer. Cette fois le coup était rude !… Et comme un fait exprès, la maison regorgeait d’invités.

Cette année-là, je ne sais quel régiment était en garnison dans le chef-lieu de notre district : les offi-