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sophie kovalewsky.

velle, et, sans en rien dire à personne, je l’ai envoyée à Dostoiévsky. Et tu vois qu’il la trouve bonne, et qu’il va la publier dans son journal. Il se réalise donc, mon rêve le plus cher !… Je suis maintenant un auteur russe ! » cria-t-elle dans un accès d’enthousiasme qu’elle ne put contenir.

Pour comprendre ce que signifiait dans notre esprit ce nom d’« auteur », il faut se rappeler notre existence au fond de la campagne, loin de tout rapport, même très superficiel, avec le monde littéraire. On lisait beaucoup dans notre famille, et l’on faisait venir beaucoup de livres nouveaux. Chaque livre, chaque parole imprimée, nous représentait à nous, comme à tous ceux qui nous entouraient, une chose venue de loin, de quelque monde étranger, inconnu, avec lequel nous n’avions rien de commun. Quelque bizarre que cela puisse paraître, ma sœur et moi n’avions même jamais vu un homme qui eût fait imprimer une ligne. On parlait bien d’un instituteur dans notre voisinage, qui passait pour être l’auteur d’une correspondance sur notre district, imprimée dans un journal ; et je me rappelle la crainte respectueuse qu’il inspirait à tous, jusqu’au jour où l’on apprit que la correspondance n’était pas de lui, mais d’un journaliste pétersbourgeois de passage… Et tout à coup, voilà ma sœur, une « femme auteur ». Les mots me manquaient pour exprimer mon étonnement et mon enthousiasme : je ne pus que me jeter à son cou, et nous nous tînmes longtemps embrassées, riant et disant mille folies.