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sophie kovalewsky.

peine. Je me souviens avec honte que, les jours précédents, et pas plus tard que le matin même, je me suis secrètement réjouie à l’idée de ce départ et de la perspective d’être libre.

Et voilà qu’elle part réellement ! J’ai obtenu ce que je voulais ; nous allons rester sans elle. En ce moment j’éprouve un regret si vif, que je donnerais tout au monde pour la garder. Je m’accroche à mon institutrice, il me semble impossible de m’en détacher.

« Il faut partir pour arriver à la ville avant la nuit », dit quelqu’un.

Les bagages ont tous été placés dans la voiture ; on aide l’institutrice à s’y placer aussi. Une dernière fois elle m’embrasse longuement, tendrement.

« Attention, mademoiselle, vous allez tomber sous les chevaux », dit quelqu’un ; et le tarantass s’ébranle.

Je monte en courant dans la chambre qui forme l’angle de la maison, et d’où l’on aperçoit l’allée de bouleaux, longue d’une verste, qui mène à la grand’route : j’appuie mon visage à la vitre ; je ne puis m’arracher de la fenêtre tant que l’équipage reste en vue, et le sentiment de ma culpabilité personnelle va toujours grandissant. Mon Dieu, combien en ce moment je regrette la gouvernante qui s’en va ! Nos collisions — et elles étaient trop fréquentes dans les derniers temps — m’apparaissent actuellement sous un jour bien différent.

« Elle m’aimait ; elle serait restée, si elle avait su