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ma sœur.

Aniouta vit qu’elle ne gagnerait rien à insister ; mais, depuis ce jour-là, ses relations avec notre père furent contraintes : irrités l’un contre l’autre, la situation devint de plus en plus tendue. À dîner, le seul moment de la journée où ils se rencontrassent, ils ne s’adressaient plus directement la parole, et chaque phrase était une pointe ou une allusion amère. Dès lors la discorde régna dans la famille : bien que jusqu’ici nous n’eussions jamais eu aucun objet commun d’intérêt, et que chaque membre de la famille eût toujours vécu de son côté, sans témoigner grande attention aux autres, nous n’avions jamais formé deux camps hostiles comme à présent. Dès le début, l’institutrice fit une vive opposition aux idées nouvelles. Aniouta fut taxée de « nihiliste », ou de « demoiselle avancée », et cette dernière épithète prenait dans la bouche de l’Anglaise une signification particulièrement ironique. Elle sentait instinctivement qu’Aniouta complotait quelque chose, et la soupçonnait des desseins les plus criminels, comme de vouloir quitter secrètement la maison, épouser le fils du pope, ou de faire partie de la fameuse commune ; et elle surveillait chacun de ses pas. Ma sœur, se sentant espionnée, s’entoura, pour taquiner l’institutrice, d’un mystère exaspérant et blessant. Cette disposition d’esprit batailleuse ne tarda pas à réagir sur moi. L’institutrice avait de tout temps désapprouvé mon intimité avec ma sœur ; maintenant elle éloigna son élève de la « demoiselle avancée » comme d’une peste. Rester seule avec ma sœur devint