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HISTOIRE DU PARNASSE

mêler au mouvement de la conversation ; on ne lui demande pas de dire de vers. Il ne commence à compter qu’après la publication de La part de Magdeleine dans le Parnasse de 1869[1]. Alors, il s’enhardit jusqu’à parler un peu ; il tâche de se mêler à la vie du salon : l’impression devient plus fâcheuse encore ; jusque là on le considérait comme une quantité négligeable ; maintenant on se défie de ce grand diable de vingt-cinq ans, gauche, dégingandé, à qui ces jeunes esprits forts trouvent un relent de sacristie ; le couplet de Calmettes sur cette phase de la vie de France au Parnasse vaut d’être cité : « il n’avait pas encore dépouillé les allures hésitantes que sa timidité jointe à son désir de plaire imprimait à sa complexion. Ces alternatives d’élan et de retraite furent taxées d’équivoques. Le jeune France dilatait Içs yeux, et l’on disait qu’il avait l’air d’épier ; il parlait la main sous le menton, en agitant la paume comme pour empêcher ses paroles de tomber par terre, et l’on disait qu’il servait sur un plat les compliments à l’interlocuteur. De l’éducation chez les Maristes de Stanislas…, il avait gardé l’habitude des avancements de corps, des sourires appris que l’on déclarait obséquieux. Cette parade cérémonieuse lui faisait prêter des desseins cauteleux[2] ». Ce milieu est républicain, donc soupçonneux : on remarque qu’après avoir écouté une tirade enflammée contre l’Empire, France s’avance vers l’orateur, avec une sorte d’enthousiasme, et semble dire : — serrons-nous la main, puisque nous pensons de même. — Mais quand il lui arrive de parler spontanément, de se livrer presque, on aperçoit son admiration pour la richesse, l’autorité, l’ordre établi[3]. On ne le trouve ni franc ni sûr, et cette mauvaise impression persistera jusqu’à la fin : un jour, à la Béchellerie, Courteline, de sa voix gouailleuse, lui dit en face ce que les autres se contentent de croire in petto : « Enfin, mon cher Courteline, vous savez bien que j’aime votre œuvre. — Permettez, permettez, mon cher Maître, je sais que vous me le dites, mais j’ignore ce que vous pensez[4] ».

À ses débuts, France poursuit lentement, prudemment, son chemin, faisant montre de la plus diplomatique modestie ; un soir, c’est en 1875, il sort de sa poche le manuscrit d’une pièce qu’il vient

  1. Calmettes, p. 305-306 ; G. Girard, La Jeunesse, p. 221-222.
  2. Leconte de Lisle et ses Amis, p. 295 sqq.
  3. Ibid., p. 296-297.
  4. Le Goff, p. 247.