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LA DISPERSION

que ses amis n’y veulent voir qu’une grimace, quand c’est un rictus : à un des samedis, Anatole France raconte qu’un rimailleur lui a envoyé un livre plein de prétentions, et creux, orné surtout d’inversions fâcheuses ; il en cite ; on rit. Puis, il demande l’avis du Maître. Alors le ton change : « Moi, dit Leconte de Lisle, je méprise de toute mon âme un mauvais auteur, et le considère comme en dessous de tout. J’estime beaucoup plus le plus obscur casseur de cailloux : le coup de son fer sur le silex a un rythme et une sonorité que n’ont pas les mauvais vers ; et puis, au moins, il fait œuvre utile. Cela, c’est mon opinion générale. Quant à l’auteur que vous venez de nous citer, mon cher France, et que je sais rageur et jaloux, si je tenais dans ma main sa misérable existence, je l’exterminerais ! » Et cela est dit avec le calme réfrigérant qui met en valeur ses mots cruels. Ils produisent d’autant plus d’effet que son autorité a singulièrement grandi. Dans ce milieu, pourtant hyper-critique, il est entouré d’un culte qui tourne à la superstition. Il peut s’attribuer une aventure invraisemblable, sans exciter le moindre sourire. Un soir qu’Anatole France raconte des histoires d’hallucination fort surprenantes, Leconte de Lisle narre un fait prodigieux qui lui est personnel : chez des amis qui demeuraient en face de chez lui, de l’autre côté du Luxembourg, on lui demande de dire des vers qu’il vient de publier dans une revue ; il se lève pour aller chercher son exemplaire, sort du salon, s’arrête devant une fenêtre qui domine le jardin, aperçoit de l’autre côté du Luxernbourg la fenêtre de son bureau ouverte, s’envole, prend la revue, et retourne par la voie des airs : « comme je rentrais dans le salon, tout le monde s’écria : — Comment ! vous voilà déjà revenu ! Il n’y a pas dix minutes que vous nous avez quittés. — Je lus ma pièce sans raconter mon aventure extraordinaire. J’étais troublé. Je craignais… de passer pour un fou. Pendant longtemps je fus poursuivi par un tourment : je me demandais : ce que je vois, ce que j’entends, existe-t-il réellement ?… Évidemment j’ai eu une hallucination…, mais je n’ai jamais compris comment ma revue était revenue entre mes mains[1] ». Probablement, il avait dû la retrouver dans son pardessus accroché dans l’antichambre de ses hôtes ; mais nul Parnassien n’ose lui offrir une explication aussi vulgaire ; est-ce que, dans leur culte pour le Maître, ils lui accorderaient les honneurs de la lévitation brahmanique ?

  1. Mme Demont-Breton, II, 134-135.