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HISTOIRE DU PARNASSE

seils avec une franchise redoutable, « avec une rudesse dont nous lui savions gré, continue Mendès ; il n’était pas indulgent[1] ». Poussait-il sa sévérité jusqu’à l’excès ? Rodenbach se plaignait, paraît-il, d’avoir eu à subir les « brutalités » du Maître, sans préciser[2]. Mais nous savons par ailleurs que Leconte de Lisle n’était pas tendre pour ceux qui choquaient sa conception du beau[3]. Peut-être avait-il flairé dans ce tout jeune homme un futur symboliste. Puis, il se croyait obligé en conscience de décourager les jeunes en qui il ne découvrait pas la vraie vocation : « les vers que vous m’avez envoyés se ressentent de votre extrême jeunesse, écrit-il à un inconnu. Même avec beaucoup de talent, la vie d’un poète est souvent bien dure…, pleine de désenchantement et de misères morales. Pardonnez à un homme qui a beaucoup souffert la sincérité que vous lui avez demandée[4] ». L’inconnu dut prendre lui aussi pour de la brutalité ce qui nous semble pure loyauté. C’était la vérité, et même la sévérité, que lui demandaient ses disciples. Son élève préféré, le vicomte de Guerne, celui que les Parnassiens un peu jaloux avaient baptisé le vicomte de Lisle, a le courage et la fierté d’écrire au « cher Maître », après quelques compliments qu’on sent sincères : « je n’oublie pas l’extrême bienveillance que vous m’avez témoignée lorsque je vous ai lu mon poème. Je veux espérer que, lorsque je vous demanderai de lire vous-même La Vision, vous serez plus sévère. Je mets tout mon orgueil de poète à n’avoir droit à aucune indulgence[5] ».

Son enseignement n’a rien de pédant, et ne comporte pas bien entendu de développements oratoires ex professo, mais tout de même, au hasard des conversations, il expose des théories fragmentaires qui, réunies, forment une doctrine. Peut-on enseigner la poésie ? Les avis diffèrent : V. Hugo, à ses débuts, s’inscrit en faux là contre : « je ne connaîtrais rien de plus triste qu’un cours de poésie… fait sérieusement, parce qu’au fond un cours de poésie… est un sot cours[6] ». Au contraire, Th. Gautier admet parfaitement que la poésie s’enseigne, « car, quoi qu’on puisse dire, la poésie est un art

  1. Ibid., p. 225.
  2. Goncourt, Journal, IX, p. 349.
  3. Coppée, Mon Franc-Parler, III, p. 64.
  4. Revue, 1926, pp. 485-486.
  5. Lettre de Coppée à sa sœur, dans Le Correspondant du 25 avril 1912, p. 251 ; Huret, Enquête, p. 285 ; Barrucand, Revue Bleue du 28 juillet 1894, p. 99 ; Ibrovac, p. 182 ; Dornis, Essai, pp. 328-329.
  6. Conservateur Littéraire, II, p. 321 ; cf. ma Préface de Cromwell, p. 70.