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par une sorte d’intuition. Le jour ou le Moniteur nous apporta la nouvelle de cette loi, mon mari était au pied du lit de mon père. Dieu seul est dans le secret de la pensée des hommes : qu’il brise ma plume entre mes mains, si je mens ! Mais je jure que Guillaume, un doigt sur la date du Moniteur et l’œil fixé sur le malade, supputa lentement que le temps nécessaire à la discussion et à la sanction de la loi suffirait pour que mon père mourût avant que cette loi ne le dépouillât. Un sinistre sourire suivit cette muette contemplation de Guillaume, et je me sentis devenir froide quand il dit à mon père : « Ce ne sera rien : deux jours de repos, et après-demain une promenade en calèche et un bon dîner, il n’y paraîtra plus. » À ce moment encore je fus prête à crier à mon père : « On vous tue, on veut vous tuer ! » Mais une de ces vagues espérances auxquelles ma lâcheté cherchait toujours à se rattacher m’apparut encore, et m’entraîna dans cette déplorable ressource d’attendre du temps et du hasard un salut que je pouvais peut-être conquérir sur l’heure. Je pensai que je pourrais garantir la vie de mon père jusqu’après la promulgation de cette loi fatale, et qu’alors Guillaume abandonnerait un crime qui ne pouvait plus avoir de résultat pour lui. Je m’installai près de mon père, je me fis dresser un lit dans un cabinet contigu à la chambre qu’il occupait, et là, l’œil sans cesse ouvert, je surveillai les soins qui lui étaient donnés : je préparais moi-même les boissons calmantes ordonnées par les médecins ; j’écartais les visites des étrangers ; j’étais un geôlier insupportable. Cependant je ne pouvais empêcher mon mari d’entrer ; et presque assurée qu’il n’oserait attenter matériellement à cette vie que je protégeais à toute heure, je le voyais cependant l’attaquer encore moralement dans le peu de forces qui lui restaient. Guillaume faisait à mon père une lecture assidue et régulière des journaux. Certain de l’exaspérer en agitant une question qui le touchait si directement, il choisissait les discours les plus irritants, les articles de journal les plus cruels pour faire naître une discussion. Alors il l’excitait, le poussait aux plus violentes colères, et ne le quittait que lorsque la force manquait au malheureux vieillard. Je les suppliai vainement d’éviter de pareils sujets de conversation. Comme ce n’était point par des querelles que Guillaume irritait mon père, comme c’était au contraire en flattant ses haines et en applaudissant à ses diatribes qu’il le poussait à ces fureurs mortelles, mon père attendait avec impatience les nouvelles de chaque jour ; et Guillaume avait si bien fait, qu’il eût été aussi dangereux de les lui cacher qu’il l’était de les lui apprendre.

« Je vivais ainsi entre cette victime et ce bourreau, recevant la