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poids d’une si énergique démarche. Vous ne savez pas ce que c’est que cette faiblesse qui prend certaines âmes en face de toute action qui exige de la résolution. Vous avez peut-être rencontré des lâches dans votre vie, de ces hommes à qui nulle injure ne peut inspirer de braver un danger, que le péril même n’irrite pas assez pour les porter à un effort de courage pour sauver leur vie : ce que sont ces hommes en face d’une épée ou d’un pistolet, je l’étais, moi, en face d’un acte vigoureux de ma volonté. Je voulais guérir et je guéris, non pas pour épouvanter mon mari, non pas pour avertir mon père, mais pour me placer entre eux et détourner le crime. Oui, Édouard, je m’imposai ce triste rôle d’assister à toutes ces orgies, d’essayer de les modérer par ma présence. Sous le prétexte de la santé de mon père, je tentai quelques timides observations que je redoutais de rendre peu respectueuses pour lui et que je tremblais de voir comprises par mon mari. Je craignais à la fois de les voir sortir du château et de les y voir rester. Si mon père montait dans une voiture, je l’examinais avec anxiété ; s’il choisissait un cheval pour une promenade, je craignais ce cheval. Je l’accompagnais partout où je pouvais : je le suivais à la chasse, je l’asseyais à table près de moi, je le fatiguais de mes questions, je lui dérobais son verre. Que vous dirai-je ? je passai six mois dans une vie d’effroyables angoisses, veillant sur la victime sans oser regarder l’assassin en face, voyant s’éteindre la santé de mon père et ne doutant plus des projets de mon mari ; car le soin qu’il mettait à exciter les désirs de ce malheureux vieillard me le disait assez. Si vous saviez comment lui, si vaniteux, si froid, si impérieux, s’était fait l’esclave des moindres désirs de mon père ! C’était pour lui une obligeance, une bonhomie, une attention qui le ravissaient. Cela dura longtemps sans que je renonçasse à la triste tâche que je m’étais imposée, heureuse quand j’avais gagné quelques jours de calme et de repos pour mon père, désespérée quand mon mari avait trouvé quelque nouveau motif de l’entraîner dans ces excès mortels. Cependant j’étais prête à céder à la nécessité : le moment était venu ou de parler ou de cesser une surveillance devenue inutile, et qu’on repoussait comme une folie ridicule et ennuyeuse. Il me fallait devenir complice muette du crime ou le dénoncer, lorsque mon père, à bout de ses forces, tomba tout à fait malade. À ce même moment, et par une horrible fatalité, la loi qui abolissait l’hérédité de la pairie fut apportée aux chambres ; et, dès les premiers journaux reçus, il ne fut pas douteux pour nous qu’elle passerait.

« On raconte aisément des faits matériels, Édouard ; mais il est bien difficile de faire comprendre ceux qui ne nous sont révélés que