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forte indisposition. Mes soupçons ne m’avaient pas quittée, et chaque matin je m’informais avec anxiété des nouvelles de mon père. Les domestiques qui m’approchaient me répondirent avec embarras. Je crus qu’on me cachait sa mort, et, dans un mouvement de désespoir, je me levai pour aller jusque chez lui. On s’opposa à ma sortie ; mais mes angoisses et la fièvre qui me tenait me donnèrent une énergie si inaccoutumée, qu’on recula devant moi. Je m’élançai à moitié nue à travers les corridors du château. J’allais arriver à l’appartement de M. de Vaucloix, lorsque j’entendis au rez-de-chaussée de bruyants éclats de voix. J’écoutai, et je reconnus celle de mon père qui dominait les autres. Le tumulte était assez violent pour qu’il me semblât qu’il y avait une querelle : tout à coup une porte s’ouvrit et me fit connaître la nature de ce bruit. On était à table, on riait, on discutait, on parlait à tort et à travers. C’était une orgie.

« Une femme de chambre m’avait suivie ; je me retournai vers elle :

« — Qu’est-ce que cela ? lui dis-je.

— Oh ! mon Dieu, Madame, c’est comme cela tous les jours depuis une semaine que vous êtes malade.

— Et mon mari est là ?

— Oui, Madame.

— Et mon père ?

M. le marquis est le moins raisonnable de tous, me répondit cette fille en baissant les yeux.

« Certes, Édouard, si une femme racontait qu’elle a été forcée de se jeter entre son mari et son père, sur la poitrine duquel le premier lève le poignard, on dirait que cette femme a subi le plus atroce des malheurs, et cependant ce malheur eût été à mille lieues de celui qui m’atteignait alors, j’avais une horrible certitude des projets de Guillaume, et je ne pouvais ni les prévenir ni les dénoncer. Car par quels moyens pouvais-je, moi, femme, faire cesser des orgies qui étaient un meurtre prémédité ? Comment, moi, fille, aurais-je dit à mon père : « On abuse du désordre d’une vie facile à se laisser entraîner à tous les excès, pour tuer cette vie qui gêne et qui est trop longue. » Peut-être une autre plus forte que moi en serait devenue folle, une autre qui eût pu se représenter dans tout son excès l’horreur de cette position. Peut-être aussi une autre plus forte eût osé dire en face à son mari : « Voilà vos projets ; » ou à son père : « Voilà comment on vous tue par vos vices. » Mais je ne le pus pas. Je rentrai chez moi plus malade, mais avec une volonté de guérir qui me servit mieux que les soins qu’on me donnait. Je dois le dire, Édouard : j’avais, dans mes nuits de solitude, examiné toutes les manières de sauver mon père, et j’avais reconnu que la plus sûre était de lui dire la vérité ; mais, en le reconnaissant, j’avais toujours fléchi devant le