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« — Cinquante, soixante mille.

« Il secoua encore la tête en me regardant.

« — Sortez ! me dit mon mari.

« Je me levai et je sortis. Je ne craignais plus de violence de la part de Guillaume. Je venais de voir fléchir sous la tentation de l’argent un vieux reste d’honneur, et je me retirai pour épargner à mon père la honte d’avoir un témoin de ce triste marché. Je sortis ; mais, au lieu de rentrer chez moi, je m’arrêtai dans un petit salon qui précédait la chambre de mon père et qui n’était pas éclairé. Là je m’assis dans un coin, anéantie de ce que je venais de voir et d’entendre, et j’y demeurai sans oser réfléchir à ce qui arrivait. Quelques minutes ne s’étaient pas écoulées, que mon mari sortit et traversa le salon sans me voir. Comme il entrait dans l’antichambre, il rencontra son père qui probablement l’attendait, et qui lui dit :

« — Est-ce fait ?

— Oui.

— Combien ?

— Cent mille.

— Cent mille francs par an ! Tu es fou ; c’est ruineux.

— Oui, s’il fallait payer.

— Tu t’es donc réservé un moyen ?

— La loi qui abolira l’hérédité ne sera pas présentée avant un an ; d’ici là nous avons bien le temps de voir, il est si usé !

— Il y a bien de la ressource dans ce corps-là.

« Je n’entendis plus rien, car Guillaume baissa la voix et M. Carin aussi. Enfin mon mari reprit :

« — En attendant, il faut faire partir ce courrier.

— Viens.

« Ils sortirent tous les deux.

« Ces paroles n’auraient eu peut-être aucun sens pour moi, si je les avais entendues en toute autre circonstance ; mais, après la scène dont je venais d’être témoin, elles s’éclairèrent d’un jour horrible. On spéculait sur la mort prochaine de mon père. Mais que ferait-on si cette mort ne venait pas assez tôt ? Je reculai devant la pensée d’un crime abominable, et je cherchai à me persuader que mon effroi prêtait à ces paroles un sens qu’elles n’avaient pas. Cependant je voulus rentrer chez mon père pour lui dire tout ! Au moment de franchir le seuil de la porte, je m’arrêtai ; car il fallait accuser mon mari de projets exécrables, sans autre preuve que quelques mots que mon trouble avait peut-être mal compris ! Je voulus me donner le temps de réfléchir, et je rentrai chez moi dans cette horrible incertitude, choisissant la cause de mon père parce qu’il était le plus malheureux, mais n’osant prononcer en sa faveur entre lui et mon mari. Toutefois je n’avais pas été vainement exposée à tant d’émotions désolantes ; une fièvre violente s’empara de moi, et durant plusieurs jours je ne vis point mon père, qu’on me dit être également retenu dans sa chambre par une