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millions aussi. Je suis royaliste enfin de cœur et d’âme ; mais je suis royaliste pour le roi, et non pas pour ce tas d’émigrés qu’il nous a ramenés et qui nous dévorent.

— Et à qui on a pris tous leurs biens, dit mon mari.

— Et tu en manges de ces biens-là, dit M. Carin. D’ailleurs, vois-tu, moi je hais les nobles ; c’est dans ma peau, comme dans la tienne de les adorer. Tu es mon fils, je veux bien le croire, mais ce n’est pas par là du moins.

— Et je m’en fais honneur, dit Guillaume avec colère.

— Tu t’en fais honneur, monsieur Guillaume ! et d’où sors-tu donc ?

— Mon père, prenez garde, ou pourrait vous entendre.

— Eh ! qu’est-ce que ça me fait à moi ? est-ce que je rougis de ma naissance ? Mon père était charpentier et ma mère marchande de marée. Ils ont fait leur fortune, c’est vrai, et je l’ai continuée ; mais je n’en suis pas plus fier, et je ne prétends pas qu’un tas de noblillons, de gueux me marchent sur le pied.

— Il ne s’agit pas de cela, mon père, reprit mon mari, alarmé de la violence de M. Carin ; il s’agit d’une mesure dictée par la nécessité et qui était dans le droit et dans le devoir du roi.

— Tu me fais rire avec tes droits et tes devoirs ! Ah çà ! est-ce que vous croyez que, parce qu’un ministre a fait un gros discours de jésuite en tête des ordonnances, ça va persuader les électeurs de se laisser dépouiller de leurs droits sans mot dire ; qu’on supprimera d’un trait la liberté de la presse sans que le peuple en soit vexé ?

— Est-ce que le peuple s’occupe de ces choses-là ? Que lui fait l’élection ? Il n’y participe pas. Que lui fait la liberté de la presse ? Il ne sait pas lire.

— Tu me fais pitié, mon pauvre garçon ! Je sais bien qu’il ne participe pas à l’élection, mais elle est dans les mains des bourgeois en qui il a confiance.

— Ils sont plus insolents que les nobles.

— Oui, mais ils ne sont pas nobles, et l’ouvrier et le bourgeois sont parents par la roture. Leur cause était la même en 89, et vous la rendrez la même en lui rendant les mêmes ennemis, la noblesse et le clergé. Vous êtes de grands politiques sur le papier, messieurs les savants d’aujourd’hui, mais vous ne connaissez pas le peuple ; vous ne tenez compte ni de ses haines, ni de ses souvenirs, ni de ses craintes.

— Mais il ne s’agit pas de noblesse et de clergé, il s’agit de la royauté.

— Et qu’est-ce qu’elle veut, la royauté ?

— Elle veut être respectée ; cette royauté de quatorze siècles ne veut pas être l’esclave d’une chambre rebelle née d’hier.

— Ah çà ! mais vous êtes fou ! Est-ce qu’il y a une chambre à la condition qu’elle ne sera pas une chambre ? Et toi, tout le premier, si tu étais où tu veux être, t’arrangerais-tu qu’on te mît à la porte, parce que tu ne serais pas de l’avis du gouvernement ?

— Ah ! la chambre des pairs, c’est autre chose ! c’est vraiment l’élite de la nation.

— Jolie élite dont tu feras