Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome II.djvu/84

Cette page n’a pas encore été corrigée

fût la vie de mon père qui excitât ces vifs regrets dans l’âme de mon mari. Hélas ! je n’ai pas gardé longtemps cette erreur. Sans m’être occupée de politique, j’étais naturellement du parti de mon père et du parti de mon mari, je ne trouvais donc rien de déraisonnable dans son enthousiasme ; mais j’eus bientôt occasion de reconnaître combien ces idées avaient peu de bonnes raisons à leur appui. M. Carin père, qui était venu à la campagne avec nous, était hors du château quand cette importante nouvelle arriva. Il revint au plus fort des exclamations de son fils. Son père l’écouta d’abord d’un air soucieux, puis se leva tout à coup et dit en secouant la tête :

« — Tout cela est bel et bon, mais je soutiens, moi, que c’est une énorme sottise.

— Bien, repartit mon mari, vous venez de chez M. D***, libéral enragé, et il vous a monté la tête !

— Je viens de chez le comte M***, ultra-enragé, qui m’a appris cette nouvelle, et j’ai vu qu’il était fou et toi aussi.

— Ah çà ! mon père, vous ne pensez pas ce que vous dites ? reprit mon mari d’un ton ricaneur.

— Je pense ce que je dis, et je dis ce que je pense : cette mesure est une énorme sottise, je l’ai dit et je le répète.

— Soit, répondit mon mari avec le souverain mépris qu’il opposait à tout ce qui n’était pas de son avis ; une sottise selon vos idées.

— Et mes idées valent bien les vôtres, monsieur le baron de Carin ! reprit son père avec colère. J’ai excusé le stupide enthousiasme du comte de M*** : c’est un noblillon qui s’imagine qu’il sera beaucoup plus grand seigneur parce que les patentés n’iront pas aux élections. Mais toi, penses-tu que la France acceptera ce soufflet sans le rendre ?

— La France ! oh ! la France ! reprit mon mari avec le même air dédaigneux. Où est-elle donc, la France ? Qu’est-ce que c’est que ça, la France ? Est-ce qu’elle se compose de cinquante mille électeurs stupides et de deux cents députés insolents ? La France se taira et elle fera bien.

— Elle ne se taira pas, monsieur le baron ! s’écria M. Carin avec un emportement que je ne lui avais jamais vu envers son fils. Les cinquante mille électeurs stupides et les deux cents députés insolents sont l’élite de la nation, entendez-vous, monsieur le baron ? et ils ne se laisseront pas insulter pour le plus grand avantage d’une caste qui vous a mis à la porte, vous, monsieur mon fils, Guillaume Carin !

— Je ne rends pas la cause du roi responsable des insolences de quelques hommes.

— Eh bien ! tant mieux pour toi, tu as provision de grandeur d’âme ; mais ce ne sera pas de même partout, je t’en réponds. Je suis royaliste, moi, je l’ai prouvé. Je n’ai pas oublié que ce tyran de Bonaparte a voulu me faire mettre en jugement pour les fournitures de 1813, et que, sans l’arrivée des alliés, je la dansais et mes