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le comte de Cerny, brava l’anathème lancé contre notre maison. Il vint plusieurs fois et se fit mon champion. Je lui fus reconnaissante de ce courage, et je le lui témoignai par un accueil plus empressé. Un mois après, toute la Chaussée-d’Antin s’indignait du scandale de ma conduite. Les élégants de la Bourse, qui n’avaient pas songé à moi, se trouvèrent très-humiliés de ce qu’ils appelaient le succès de l’ambassadeur du faubourg Germain. Je dus prier M. de Cerny de m’épargner sa bienveillance.

« Édouard, il me semble que je vous vois lire ma lettre et que vous êtes prêt à en tourner les feuillets pour chercher si, au milieu de tout cet abandon, je ne nommerai pas enfin celui à qui je devais avoir recours. Hélas ! n’ai-je pas déjà trop cruellement parlé de mon père, et faut-il que je sois réduite à l’accuser encore ? Mon père ne demeurait point avec nous, et ne venait que rarement nous rendre visite ; et cette visite, savez-vous quel en était toujours le motif ? un besoin d’argent, un emprunt à faire à mon mari. Si vous saviez, Édouard, par quelles humiliations Guillaume faisait acheter à mon pauvre père les secours qu’il lui donnait, vous comprendriez que je ne voulusse pas ajouter la confidence de mes chagrins à cet horrible supplice. Je suis bien misérable maintenant, Édouard, et vous vous étonnez quelquefois de mon courage à supporter certaines privations : c’est que, mieux que personne, j’ai appris ce qu’il en coûte d’avoir des désirs au-dessus de sa fortune. Puis une passion terrible égarait mon père : il était joueur, et moi, vous savez, je ne suis pas assez forte pour avoir aucune passion. J’ai vécu de luxe sans en jouir ; je vis de misère sans en souffrir.

« Vous le voyez, Édouard, j’étais abandonnée de tous côtés, dominée par l’aveugle sottise de Guillaume, bafouée par la servilité de ses commensaux et tournée en ridicule par la haine de leurs femmes. Je me résignai, je me tus, je passai condamnation, et il fut avéré, au bout d’un an de mariage, que j’étais une idiote qui voudrait bien être méchante, mais qui ne savait pas l’être. Tout me manqua. Je devins grosse et fus malade : la vanité de mon mari, qui voulut me conduire à une course pour montrer de magnifiques chevaux neufs qui s’emportèrent et me causèrent une frayeur cruelle, me fit faire une fausse couche ; Guillaume eut la brutalité de me dire « que je n’étais pas même bonne à faire des enfants. » Comprenez-vous cette vie, Édouard ? Vous figurez-vous ce qu’elle a d’odieux, d’insultant, d’horrible ? N’oubliez pas qu’elle était même sans solitude et sans recueillement ; on la traînait tous les jours dans les bals, dans les fêtes, dans les spectacles. J’étais chargée, sans m’en douter, de satisfaire une des vanités de mon