Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome II.djvu/81

Cette page n’a pas encore été corrigée

peint par R…, et dont il avait parlé ; j’eus toutes les maladresses possibles. Je me hâtai de gagner le salon ; j’entrai. Épouvantée du regard irrité que me jeta Guillaume quand je parus avec des fleurs, j’entrai mal, je ne sus pas réparer le tort d’arriver tard chez moi, je fus gauche, interdite, et on vint à mon aide avec une si pressante pitié que je sentis les larmes me gagner ; je fus ridicule. Comprenez-vous, Édouard, toute la portée de ce mot vis-à-vis d’un homme comme mon mari ? À partir de ce moment, ma cause fut perdue. Je ne puis vous dire la sotte scène, qui suivit cette réunion ; elle fut assez vive pour me faire douter de moi, et douter à ce point que, dans les réunions plus intimes, je n’osai pas me mettre au piano et chanter, quoique des succès passés m’eussent appris que je pouvais le faire sans trop d’audace.

« Figurez-vous maintenant la vie d’une femme sans énergie et à qui l’on met incessamment le pied sur la tête ! je devais succomber dans la lutte. Car, malgré cette faiblesse, je luttai. J’appris alors une chose bien triste pour l’humanité, c’est qu’on a plus de force pour sa vanité que pour son bonheur. Mon bonheur, je l’avais abandonné au premier choc ; ma vanité, je lui portai longtemps secours. Mais enfin j’y épuisai le peu de forces que j’avais ; car on me prenait par des endroits si vulgaires, que je me trouvais le plus souvent sans défense. Ce que je recommandais à mes domestiques était toujours de travers ; mes observations étaient toujours mal placées ; j’avais tort de recevoir à telle heure et tort de ne pas recevoir à la même heure. C’était une conviction si bien entrée dans la tête de mon mari, que j’étais une sotte, qu’il blâmait tout ce que je faisais, tout ce que je disais, sans se donner la peine de l’examiner. Et il me blâmait avec cette forme abrutissante contre laquelle rien n’est fort que le silence, avec la dérision et le ricanement. C’est ici qu’il faut vous expliquer comment je me trouvai seule dans ma cause. Vous avez vu que ceux de ma caste, comme disait mon mari, m’avaient abandonnée ; je me trouvais donc reléguée dans une société qui ne m’accueillait que par rapport à lui. Je vous ai parlé de la servilité des hommes : je me l’explique maintenant. La plupart avaient besoin de Guillaume et des immenses capitaux dont il disposait, et ils le flattaient en l’aidant à me railler. Ma naissance, ce qu’on nommait ma gentillâtrie, me fit des ennemies de toutes les femmes de ce monde financier ; et, bien que quelques-unes ne craignissent pas de donner de rudes leçons à la présomption de Guillaume, ce ne fut jamais à mon profit, car je leur avais enlevé le plus riche et le plus beau parti de leur espèce. Vous devez vous étonner, Édouard, que dans cette cruelle position je n’aie pas trouvé un appui ? Un seul homme,