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reculerais devant un ordre ou une parole de mon père, et que je ne ferais que donner des armes contre moi. Et cependant j’avais tellement honte de m’abandonner moi-même avec tant de faiblesse, que je n’osais me dispenser de tenter cet effort, tout inutile que je le savais. C’était un devoir envers moi-même. J’attendis mon père toute la journée dans cette anxiété, mais je l’attendis vainement. Avant son retour, dix ou douze personnes d’assez commune apparence étaient arrivées à l’hôtel et avaient envahi le salon. De temps en temps les domestiques venaient jusque chez moi, pour me dire que tous ces gens demandaient mon père avec une insolence inouïe, tenant des propos fâcheux sur son compte, disant qu’il se jouait d’eux, menaçant de partir et de lui apprendre à donner des rendez-vous où il manquait, selon son habitude, comme à tous ses engagements. D’après ce que je vous ai dit des habitudes de mon père et des demi-mots prononcés devant moi, vous devinez, vous, qu’il s’agissait d’une assemblée de créanciers. Mais vous devinerez aussi combien, moi, je devais être dans une complète ignorance de ce qui arrivait. La seule chose qui ressortît pour moi de ce que j’avais entendu et de ce qu’on me répétait, c’était la déconsidération de mon père. Cependant, le bruit qui se faisait dans le salon devint si indiscret, au dire des domestiques, que je ne pus les en croire et que je sortis pour m’en assurer, résolue à me présenter, s’il le fallait, pour le faire cesser. Au moment où je m’arrêtais à une porte vitrée pour regarder par le coin d’un rideau quels étaient ces hommes et écouter leurs propos, je vis entrer mon père, et j’entendis un cri général, puis des acclamations ironiques :

« — Ah ! vous voilà !… c’est bien heureux !… Voyons, que nous voulez-vous ? Encore des promesses ?… Si vous n’avez que ça à nous offrir, merci ; ça n’a plus cours.

« Et mille autres choses dites de tous les coins du salon par des voix qui semblaient enchérir d’insolence les unes sur les autres.

« — Il ne s’agit pas de promesses, répondit mon père d’un ton et d’un air qui me parurent bien obséquieux ; il s’agit d’argent, et d’argent comptant.

— À toucher dans trois mois ? dit quelqu’un.

— À toucher demain, ce soir, si vous le voulez.

— Alors l’affaire est toute simple, reprit un autre ; payez, vous serez considéré. Vous me devez dix mille neuf cent vingt-trois francs, la quittance sera prête aussitôt que les écus.

« Il se fit un moment de silence, et mon père reprit :

« — Vous devez supposer, Messieurs, que je n’ai trouvé l’argent nécessaire pour vous satisfaire qu’en m’imposant les plus rudes