Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome II.djvu/68

Cette page n’a pas encore été corrigée

de quoi troubler une jeune fille moins timide que je ne l’étais. Il faut tout vous dire aussi, Édouard. Dans les terreurs de la nuit, l’image du mari qui m’était destiné n’avait pas été la dernière à me poursuivre. Ne le connaissant pas, je m’étais fait son portrait d’après son père, et le savon de Windsor et l’huile antique vantés par M. Carin m’avaient fort épouvantée. Jugez donc de ma surprise quand je rencontrai, au lieu de la caricature que je m’étais figurée, un homme d’une élégance achevée, et, je dois le répéter, d’une beauté parfaite. Sa vue me frappa d’une surprise toute nouvelle : il dépassait de bien loin tous les beaux amoureux que les femmes rêvent quand elles n’ont pas encore aimé. Et cela me venait au moment où je me croyais livrée à un monstre ! passez-moi le mot, parce qu’il me semble que j’éprouvai un peu de l’heureux étonnement de la vierge qui, livrée au fleuve Scamandre qui doit la dévorer, trouve à sa place un beau jeune homme qui la prie à genoux. Cependant je me taisais, et il me semblait que mon futur devait être aussi embarrassé que moi, car il ne me disait rien. Je me hasardai à le regarder pour me rassurer par son trouble. Il était immobile devant moi et il me regardait avec un sourire dont je n’oserais vous dire l’expression, maintenant que je crois l’avoir comprise : il me fit peur alors sans que je pusse m’en rendre compte, si bien que mon trouble et le dépit que j’en éprouvai allèrent presque jusqu’aux larmes. Son assurance m’irritait, et je lui en voulais en même temps de n’en pas user pour venir à mon aide. En ce moment j’aurais donné beaucoup pour avoir, je ne dirai pas la présence d’esprit, mais l’impertinence de certaines femmes. J’étais honteuse d’être dominée si complètement. Je voulus à tout prix sortir de cette sotte position, et j’en sortis par une grande gaucherie.

« — Vous désirez parler à mon père, Monsieur ? dis-je d’un ton que j’essayai de rendre sec.

— Non, en vérité, Mademoiselle, c’est à vous à qui je désire parler.

— Je ne sais si je dois…

— À la manière dont mon père et le vôtre mènent les choses, il est à craindre qu’ils oublient longtemps encore qu’il était nécessaire de nous présenter l’un à l’autre. Faisons donc comme s’ils ne l’avaient pas oublié, puisque enfin il faudra que cela arrive tôt ou tard, et permettez-moi d’avoir avec vous un entretien que je souhaitais ardemment.

« Tout cela me fut débité avec un accent et une précision qui attestaient combien l’homme qui parlait ainsi était libre de sa pensée et de ses paroles. Je me trouvai une toute petite fille devant cet homme, et, si je n’avais vu qu’il était jeune, j’aurais cru entendre parler un grave rhéteur qui va traiter une question où il