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confidences de jeunes filles sur nos rêves d’avenir. Je n’étais pas cependant de celles qui se font une espérance romanesque de la vie. Je n’avais pas compté dans la mienne des amours idolâtres et une fortune souveraine. Un cœur qui m’aimât, un esprit qui fût d’accord avec le mien, et une aisance de mon rang : voilà tous mes vœux. Ils n’étaient pas bien extravagants, à moins qu’espérer une vie de calme, d’honnêteté et de bonheur ne soit en ce monde la pire des extravagances. Quoi qu’il en fût, j’en étais à regretter mes illusions, et j’avais dix-neuf ans, j’étais belle, je me sentais dans l’esprit et dans le cœur tout ce qui fait qu’une femme est aimable et peut être aimée. Sans doute ma préoccupation m’avait entraînée bien loin, car j’entendis tout à coup derrière moi une voix qui me dit :

« — Cœur qui soupire n’a pas ce qu’il désire.

« Ce gros dicton populaire ne m’aurait pas semblé inconvenant, que la personne qui me l’adressa l’eût rendu grossier. C’était un vilain homme à figure réjouie, portant de très-petites cravates et d’énormes cols de chemise, enfermant mal sa personne monstrueuse dans de vastes gilets de piqué de couleur, et constamment vêtu d’un habit marron très-clair avec un pantalon noir très-court, des bas de coton blanc et des souliers à rosette.

« La présence de cet homme chez M. de Vaucloix était un de mes étonnements, et, sans qu’il m’eût jamais parlé plus qu’un autre, il me déplaisait plus que personne. Il avait une expérience brute des hommes et des choses qui lui faisait deviner presque toujours les raisons intéressées de tout ce qu’on racontait devant lui, et il les exposait avec un cynisme de mépris pour l’humanité qui blessait toutes mes jeunes idées. Si quelqu’autre que lui se fût aperçu de ma tristesse, je m’en serais excusée sans doute et je l’aurais attribuée à une indisposition ; mais je fus choquée d’être ainsi comprise par ce brutal observateur, et je lui répondis assez sèchement :

« — Je n’ai rien à désirer, Monsieur, et je ne désire rien.

— Hum ! hum ! fit le gros homme, en s’asseyant près de moi sans façon et en se mouchant bruyamment dans un mouchoir de cotonnade bleue ; toute fille qui n’a pas un mari désire quelque chose.

— Hé ! qui vous a dit, Monsieur, que je désirasse me marier ?

« Il me regarda fixement et me rit au nez avec une rare impertinence.

« — Je n’ai pas besoin qu’on me dise ça : ça se voit tout seul.

— Vous êtes bien adroit ! lui dis-je d’un ton tout à fait méprisant, tant cet homme m’avait irritée.

— Je suis plus adroit que vous ne