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s pris parti pour la musique italienne, je causais avec une facilité qui passait pour de l’esprit. Du reste, j’étais parfaitement ignorante de la situation de mon père, qui se plaisait à encourager mon goût pour le luxe.

« J’avais dix-huit ans, et je commençais à m’ennuyer de ma pension, lorsqu’un matin mon père vint me surprendre en m’annonçant que j’allais enfin entrer dans ce monde que je n’avais vu que par fugitives échappées, et que je m’imaginais si charmant. Je ne vous peindrai pas ma joie de jeune fille lorsque je me trouvai maîtresse de disposer de mon temps à ma volonté, rêvant les plus doux succès, m’arrangeant une existence de plaisirs, le cœur prêt à de bonnes amitiés et quelquefois laissant arriver jusqu’à moi de lointaines pensées d’amour. Vous voyez, je procède par ordre, je vous dis comment j’étais à dix-huit ans et combien je me trouvais désarmée contre toute espèce de malheur. Peu de mois suffirent à m’enlever cette confiance. Mon père prit un jour pour recevoir, mais il ne venait guère à ses réunions que des hommes : les uns passaient la soirée à jouer, les autres parlaient politique. Cinq ou six vieilles femmes accompagnaient leurs maris et m’accablaient de témoignages d’un intérêt si protecteur qu’elles me déplaisaient souverainement. Dans le salon de mon père, ce qui m’étonnait le plus, ce n’était pas l’absence de jeunes gens ou de jeunes filles de mon âge, c’était la présence de certaines personnes dont le nom et les manières disaient la grossière bourgeoisie.

« Pendant les premiers jours de réunion, mon père me fit chanter pour montrer ce qu’il appelait mon talent. La première fois on m’écouta avec politesse, la seconde fois j’entendis au milieu du trait le plus brillant de ma cavatine un des joueurs de whist s’écrier d’une voix formidable : « Six de try et quatre d’honneurs, nous la gagnons triple. » La troisième fois ce fut à peine si les personnes qui étaient près du piano suspendirent leur conversation. Je renonçai à charmer la société, comme disaient deux ou trois des moins barbares, et l’obligation de recevoir le monde de mon père me devint presque insupportable.

« L’hiver vint enfin, et j’entendis beaucoup moins parler de fêtes et de bals que dans ma pension même. Je cherchais à m’expliquer cette solitude ; car ma jeunesse, mes pensées, mes espérances m’isolaient complètement de tous ceux qui m’entouraient. Peu à peu je me laissai gagner à un profond ennui, sans que mon père s’en aperçût ou voulût s’en apercevoir. Un soir que la réunion était plus nombreuse, je m’étais retirée dans un coin du salon, et, le coude appuyé sur un bras du canapé, je me reportais avec regret à nos soirées joyeuses de la pension et à nos