Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome II.djvu/478

Cette page n’a pas encore été corrigée

faire déclarer à votre femme elle-même qu’elle a vu sa fille morte, et que toute autre qui se prétendrait être l’enfant qu’elle a perdue est une intrigante, coupable de la plus lâche imposture.

— C’est une idée, fit le vieillard ; mais comment y arriverons-nous ?

— Cela vous regarde, dit Jeannette. J’ai fait tout ce que je devais en vous prévenant. »

Mais enfin, dit Luizzi en interrompant pour la première fois ce hideux récit, quel intérêt si pressant avait donc Juliette à perdre Eugénie Peyrol ?

— Pardieu ! mon maître, dit le Diable, tu as une pauvre mémoire et une triste connaissance des lois qui nous régissent ! D’après ce que tu as pu voir par l’arbre généalogique que je t’ai montré, Gustave de Bridely a déjà hérité d’une fortune qui eût dû revenir à madame de Cauny, et par conséquent à Eugénie Peyrol.

— Je comprends l’intérêt de Gustave de ne pas réveiller une telle affaire, dit le baron.

— Mais tu ne comprends donc pas aussi que, si par son acte de mariage, madame de Cauny a donné, à défaut d’enfant, tout son bien à son mari survivant, Bricoin devenait immensément riche ? Mariette héritait de cette fortune, et Juliette la recevait de Mariette. Elle se mariait à Gustave de Bridely. Et un drôle digne des galères, une coquine qu’il faudrait marquer à l’épaule, se trouvaient les uniques héritiers de l’une des plus grandes et des plus riches familles de France.

— C’est vrai, dit le baron ; mais, pour que cela pût réussir ainsi, il fallait que madame de Paradèze mourût avant son mari.

— Oui, dit le Diable, c’est là qu’était la question, et ce fut cette question qu’on n’aborda pas, chacun étant sûr que l’autre l’entendait à merveille. Le plus pressé était d’empêcher la reconnaissance actuelle et future d’Eugénie Peyrol.

— Et, d’après ce que tu m’as dit, fit le baron, les deux infâmes y sont sans doute arrivés ?

— Et cela ne leur a pas coûté cher, reprit le Diable ; un peu de pain, un peu de viande, un peu de vin, voilà tout !

— Que veux-tu dire ?

— Ah ! mon maître, ç’a été une horrible scène que ce vieillard et cette jeune fille assis auprès du lit de cette vieille mère mourante et presque idiote, lui racontant qu’une intrigante avait la hardiesse de se faire passer pour sa fille. Et, comme quelques étincelles d’amour maternel s’échappaient de cette cendre presque éteinte, on arrosa cette cendre de vin et on en fit de la fange. Et à chaque verre que l’on marchandait à la malheureuse, on lui faisait ajouter une phrase explicative à la déclaration qu’on exigeait d’elle. Et ce fut ainsi qu’elle écrivit sous leur dictée, qu’ayant appris qu’une femme nommée Eugénie Turniquel, femme Peyrol, prétendait se faire passer pour sa fille, elle croyait devoir déclarer, à son lit de mort, étant saine d’esprit et libre de corps, que l’enfant né d’elle