que c’était ta sœur, tu aurais pu en tirer parti pour empêcher le mal qu’elle a fait.
— Elle a donc réussi ?
— Tu vas en juger : Je t’ai parlé autrefois de Bricoin ; tu ne connais pas Bricoin, mon maître, et tu ne sais pas par conséquent ce que c’est qu’une mauvaise nature arrivée à l’extrême vieillesse. L’homme qui a tué le mari de madame de Cauny pour l’épouser et avoir sa fortune, l’homme qui lui a enlevé son enfant pour l’épouser et avoir sa fortune, doit porter en lui une singulière passion pour l’argent. Tu n’as peut-être jamais vu cette passion quand elle est arrivée au dernier terme de sa folie, quand, la vieillesse enlevant à celui qui en est possédé toute retenue envers le monde et toute puissance en lui-même pour la combattre, il s’y abandonne complètement. Ce n’est plus la fureur de l’avare qui entasse ses trésors et qui les enfouit, fier cependant de la force qu’ils lui donnent, et disant à lui et aux autres qu’il pourra en user le jour où il le voudra : triste satisfaction, orgueil misérable, dont l’avarice cherche à dorer les privations qu’elle s’impose ! C’est la décrépitude de ce vice lui-même ; c’est le vieillard qui, entouré de richesses, avec ses coffres pleins, ses greniers pleins, ses caves pleines, a peur de mourir de faim et de soif ; c’est l’imbécillité qui se traîne dans les cours d’un château, dans les cuisines, dans les offices, disputant un grain de blé aux poules de sa basse-cour, ramassant une croûte de pain pour la cacher dans quelque endroit secret de sa chambre, volant un liard oublié par un domestique et l’ajoutant au sac d’écus qu’un fermier lui a rapporté la veille ; c’est quelque chose de bas, d’idiot, de cruel et de faible à la fois ; quelque chose qui ne peut pas exciter la haine, tant il y a de débilité dans cette passion ; quelque chose qui ne peut pas exciter la pitié, tant il y a de ruse et de méchanceté dans les moyens qu’elle invente pour se satisfaire. Tel était Bricoin devenu M. de Paradèze.
Or, depuis longues années, une femme noble, aux sentiments élevés et doux, subissait, sans pouvoir y échapper, la vie que lui faisait un pareil maître. Faible aussi, car tout s’était brisé en elle, la jeune et belle Valentine d’Assimbret était devenue une vieille femme tremblante, épuisée de privations, se cachant pour cacher ses haillons, et dégradée à ce point qu’elle volait à son tour du feu pour se chauffer, du pain pour manger et du vin pour s’enivrer, et oublier quelquefois qu’elle avait froid et faim. C’est à cette femme que madame de Cerny allait demander une protectrice, c’est à cette femme qu’Eugénie Peyrol allait demander une mère ; mais, comme je te l’ai dit, Juliette les avait précédées. Le jour où elle arriva, madame de Paradèze était malade : étendue sur un grabat, elle