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arriva au moment où sa misère était au comble, à l’heure où il lui restait à peine assez de force pour lutter pour elle-même. Mais, lorsqu’elle apprit que tu étais malheureux, elle en trouva assez pour venir à ton aide. Madame de Cerny s’était échappée en fugitive avec toi, avec son amant qui la sauvait ; Caroline s’échappa en fugitive pour échapper à celui qu’elle aimait et pour secourir le frère qui l’avait abandonnée. Léonie était partie avec un homme riche, et pour quelques heures de privations qu’elle a souffertes à tes côtés, tu as pleuré sur elle, qui dormait sur tes genoux ; Caroline est partie toute seule, à pied, demandant l’aumône, pour aller porter la consolation de sa parole à celui qui l’avait perdue ; car c’est toi qui l’as perdue, mon maître ! Et le voyage a été long ; et il ne lui a rien manqué, ni la grossièreté des hôteliers, ni les propos obscènes des passants, ni la faim, ni la soif, ni la fatigue qui fait dormir couchée au bord du chemin ; et ce fut ainsi, se traînant jour à jour, heure à heure, minute à minute, qu’elle arriva mourante et épuisée dans cette même auberge de Bois-Mandé, d’où Juliette était partie pour parcourir une carrière de vice, et où tu l’as retrouvée arrivant en brillant équipage.

Luizzi baissait la tête devant cette cruelle apostrophe du Diable, qui continua :

— Dans cette misérable auberge dont le maître lui accorda un grabat, il y avait deux femmes qui souffraient aussi : c’étaient Eugénie et madame de Cerny.

— Quoi ! toutes deux ? s’écria le baron.

— Toutes deux, mon maître.

— Et comment y étaient-elles arrivées ?

— Voici ce que je vais te dire, si tu crois avoir encore le temps de m’entendre, car voilà quatre heures qui sonnent.

Luizzi calcula qu’il lui restait encore vingt heures pour faire son choix, et il dit au Diable de continuer :

— Toutefois, ajouta-t-il, abrége ton récit, et supprime les réflexions dont tu l’allonges à plaisir et dont je te dispense.

— Qu’est-ce donc, maître ? lui dit le Diable, tu me traites comme un homme de lettres qui se fait payer à la ligne ! J’y mets pourtant de la conscience, il n’y a pas un bon auteur qui n’eût fait au moins un volume avec ce que je viens de te raconter en quelques heures.