Page:Soulié - Les Mémoires du Diable, 1858, tome II.djvu/47

Cette page n’a pas encore été corrigée

Alors Ernestine s’approcha d’Eugénie, et, se mettant à genoux, elle lui dit d’une voix très-attendrie, mais avec des yeux très-secs :

— Pardonnez-moi, ma mère, c’est un moment de folie et d’égarement… C’est un amour peut-être trop violent qui m’a emportée… Hélas ! vous savez, vous, quelles fautes il peut faire commettre.

— Tais-toi, tais-toi, malheureuse ! lui dit sa mère, ne m’outrage pas dans tes prières comme dans ta colère, tais-toi. Puisque Dieu a marqué ma vie pour qu’elle soit la pâture des autres, je la donnerai jusqu’au bout ; puisque tu ne peux être riche et heureuse que par le dernier sacrifice que je puisse faire, je te le ferai.

Elle s’arrêta, et, se retournant vers l’avoué, elle fut prête à lui parler, mais la force sembla lui manquer, et elle leva un dernier regard sur Luizzi, un regard où elle s’offrait encore à cet homme à qui elle croyait quelque honneur dans l’âme parce qu’il avait refusé. Mais le Diable fit entendre son petit rire aigu, et Luizzi baissa les yeux.

— Monsieur, dit Eugénie à l’avoué, voulez-vous de moi, vous ?

— Oui, Madame, dit M. Bador, et Dieu m’est témoin que je vous honorerai et vous respecterai toujours.

— Eh bien ! voilà qui est dit, s’écria M. Rigot ; et maintenant, notaire, ouvrez la donation. Je la maintiens, qu’on se marie ou qu’on ne se marie pas ; ceux qui ne seront pas contents n’auront qu’à s’en aller. Lisez, tabellion, lisez…

Le notaire prit lentement la donation et brisa les cinq cachets l’un après l’autre. Il semblait jouer avec l’attente des épouseurs ; le clerc et le commis, désintéressés pour leur part, examinaient en ricanant la figure pantoise des deux épouseurs, tandis que Luizzi regardait tristement la malheureuse Eugénie qui cachait sa tête dans ses mains. Le notaire déploya le papier solennellement, et prit ses lunettes, qu’il essuya pendant quelques minutes.

— Bon, bon, fil M. Rigot, ne vous pressez pas, ça viendra.

Enfin le notaire mit ses lunettes, et, après tous les toussements d’usage, il lut l’acte de donation sans passer une syllabe du protocole barbare de cet acte, puis il arriva au fameux article par lequel M. Rigot déclarait donner la somme de deux millions, actuellement déposés à la banque de France, à sa petite-nièce Ernestine Turniquel, fille naturelle d’Eugénie Turniquel. Ernestine poussa un cri de joie et le comte de Lémée tomba à ses pieds, pendant que madame de Lémée les pressait tous deux dans ses longs bras, démesurément maternels. Eugénie suspendit ses larmes et dit à M. Bador :