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— Et tu sais aussi, dit Luizzi, que, si je meurs avant de l’avoir fait, je t’échappe, ou du moins je rentre dans les chances communes à toutes les âmes dont le sort est entre les mains de Dieu. Ton intérêt est donc de me sauver si tu espères encore t’emparer de moi. Le Diable se mit à rire, puis répondit tranquillement au baron :

— Eh ! mon maître, crois-tu que tu ne m’appartiennes pas déjà ?

— C’est ce que je ne veux pas discuter, dit Armand, je t’ai proposé un marché ; veux-tu, oui ou non, l’accepter ?

— Écoute, dit Satan, nous sommes probablement destinés à vivre éternellement ensemble ; or je ne veux pas avoir chez moi un damné qui dirait à tout venant que j’ai manqué de procédés envers lui. Tu es un peu de ma parenté aussi, baron de Luizzi, car tu es de la race de ce bon fils d’Ève qui a commis le premier meurtre. Je veux être bon Diable pour mes cousins, à quelque degré éloigné qu’ils puissent être. Il te reste trente et un jours avant le choix qu’il faut que tu fasses ; donne-m’en trente, et tu sortiras d’ici non-seulement innocent, riche, bien portant, mais encore intéressant comme la victime d’une odieuse persécution et d’une erreur inouïe. Il manque à tous les titres que tu as à la faveur des hommes la célébrité, je te la donnerai.

— Et si je te donne, moi, ces trente jours, que me restera-t-il donc ?

— Vingt-quatre heures pour faire un choix qui ne demande qu’une seconde. Si tu as vu tout ce que tu as vu sans savoir où est le bonheur, tu ne le sauras jamais. Si tu choisis bien, j’ai perdu la partie ; si tu choisis mal, je l’ai gagnée. C’est un coup de dés où nous devions arriver l’un et l’autre, et ce n’est véritablement qu’un coup de dés. Pascal jouait à pile ou face l’immortalité de l’âme, et Jean-Jacques Rousseau visait un arbre avec une pierre, bien décidé à ne pas croire en Dieu s’il n’attrapait pas l’arbre ; tu as sur ces deux immenses génies l’avantage de ne pouvoir douter de Dieu ni de l’immortalité de l’âme, toi qui as vu le Diable en personne et qui as fait marché de ton âme avec lui. Je n’ai même rien négligé pour le reste de ton éducation : je t’ai montré les beaux salons, je t’ai montré les chambres bourgeoises, je t’ai montré les chaumières, les mansardes ; tu as rencontré dans ta vie des hommes de loi, les magistrats, les négociants, les financiers, les médecins, les comédiens, les filles publiques ; tu as eu affaire à tout ce qui compose à peu près la société, et tu dois savoir à quoi t’en tenir sur son compte.

— Pas encore, dit le baron, car il me reste à savoir ce que sont devenues les trois seules femmes, bonnes et dévouées, que j’aie rencontrées en ma vie.

— Est-ce leur histoire que tu veux ? reprit le Diable : je vais te la raconter, je serai complaisant jusqu’au bout. Dis-moi