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mendiante, inoccupée dans ma chambre, regardait à travers la fenêtre, le visage collé à la vitre. Tout à coup un cri d’une expression indéfinissable part de la cour, et la mendiante se retourne de mon côté en s’écriant dans un trouble extrême :

« — Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu !

« Et elle tombe à genoux en répétant la même invocation. Je courais vers elle, lorsqu’à ce moment ma porte s’ouvre avec fracas, et je vois la folle qu’on appelle Henriette Buré. Par un mouvement instinctif, je m’étais placée devant la petite mendiante ; car j’avais pressenti que c’était sa vue qui avait excité le paroxysme de cette insensée, et je voulais la protéger contre sa fureur soudaine : elle paraissait exaspérée en effet. Elle s’arrêta un moment sur le seuil de la porte, les bras étendus comme pour en fermer le passage ; elle jeta tout autour de la chambre un regard rapide et étincelant comme un éclair, et elle aperçut l’enfant derrière moi. Avant que j’eusse deviné qu’elle l’avait aperçue, cette Henriette s’était précipitée vers moi ; et, avec une force à laquelle je ne pus résister, elle m’écarta et me lança pour ainsi dire à l’extrémité de la chambre. Elle releva la jeune fille, la regarda fixement ; puis, sans dire un mot, sans pousser un cri, elle l’étreignit dans ses bras avec une violence qui m’épouvantait. Je m’avançai de nouveau pour arracher cette enfant à cette folle. Elle devina mon mouvement ; et, enlevant la jeune fille avec une force que le délire seul avait pu donner à ce corps débile, elle l’emporta hors de la chambre. Je la poursuivis en criant au secours ; mais elle fuyait avec une telle rapidité, que je craignais de la voir à tout instant se briser en tombant et blesser avec elle la malheureuse mendiante. Deux surveillantes accoururent à mes cris et se joignirent à moi pour la poursuivre. Alors, se voyant près d’être atteinte, elle se mit à crier à son tour en appelant : Louise ! Louise ! C’est sans doute le nom de madame de Carin, car celle-ci parut aussitôt et se plaça si résolument entre nous et son amie, qu’elle nous arrêta, tandis que Henriette, épuisée, tenait la mendiante serrée contre son sein, en fixant sur nous un regard étincelant.

« — Pourquoi poursuivez-vous Henriette ? dit-elle aux surveillantes ; vous savez bien qu’elle n’est pas folle.

« Et comme ces femmes ne semblaient pas vouloir s’arrêter devant ces paroles prononcées avec toutes les apparences de la raison, elle s’adressa vivement à moi en s’écriant :

« — Oh ! Madame, empêchez qu’on ne maltraite Henriette.

— Mais je ne veux pas qu’on la maltraite, lui dis-je ; je veux qu’elle me rende cette enfant…

« Pour la première fois madame de Carin se retourna vers Henriette