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« — Rentrez chez vous, Madame, et, si vous êtes forcée de demeurer longtemps dans cette partie de la prison, exposez-vous le moins possible à ces spectacles, votre raison pourrait y succomber.

— Oui, reprit madame de Carin, restez dans votre chambre, car, sans Henriette qui m’a sauvée, je serais peut-être devenue folle aussi.

« Madame de Carin ne se croyait pas folle. Et moi, avais-je donc ma raison ? moi qui n’aurais pas parlé autrement qu’elle. La tranquillité et le secours de ces deux femmes m’épouvantèrent encore plus que le délire des autres ; et ce fut au milieu d’une espèce d’égarement que je regagnai ma chambre, anéantie, éperdue, et doutant de moi. J’attendis la venue de la petite mendiante dans une anxiété effrayante. Il me semblait que cette enfant, en me parlant de ce qui m’était arrivé, rassurerait ma raison ; j’en étais à avoir besoin du témoignage d’une autre que de moi-même. Ce fut une horrible journée que celle-là ! Je me bouchais les oreilles pour ne pas entendre les cris des malheureuses qui se promenaient dans la cour ; je me cachais pour ne pas voir ces figures qui venaient se coller aux carreaux de ma fenêtre. Enfin la nuit arriva sans calmer mes terreurs.

« Armand, je ne puis vous dire tout ce que j’ai fait. Pour me rassurer contre l’idée que j’étais folle, je le suis presque devenue. Je cherchais tous mes souvenirs d’enfance pour me convaincre qu’ils n’étaient pas effacés. Je récitais tout haut les vers de nos grands poètes afin de me rendre compte, pour ainsi dire, de ma mémoire ; je voulais absolument me rappeler le nom et le nombre des personnes que j’avais vues tel jour ; j’étais folle enfin de la peur d’être folle, lorsque je vis tout à coup entrer la petite mendiante. Je courus à elle ; je me mis sous la protection de cette enfant que j’avais ramassée sur la grande route. Son premier mot me fit plus de bien que tous mes efforts, elle me parla de vous :

« — Je l’ai vu, me dit-elle.

« Elle me raconta alors ce que vous lui aviez dit. Vous me sauverez, Armand ; n’est-ce pas, que vous me sauverez ? Ah ! vous m’avez déjà sauvée : j’ai pu penser à vous, je suis retournée vers vous, j’ai espéré en vous, j’ai senti ma raison revenir, j’ai été heureuse. »

Jusqu’à ce moment nous avons négligé de dire toutes les émotions que cette lettre faisait naître dans le cœur du baron. Il eût fallu interrompre cette lecture à chaque phrase. Mais à ce moment il s’arrêta de lui-même. Cet appel à sa protection lui serra le cœur. Cette femme enfermée parmi des folles, se confiant à lui enfermé