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voulus d’avoir tenté la misère de cette malheureuse. Je ne voulus pas que ma rencontre lui eût été fatale, je demandai à la voir.

« — Ce soir, me dit la surveillante, je pourrai la faire entrer dans votre chambre avant la retraite ; on ne s’apercevra de son absence qu’au dortoir commun, où je dirai qu’elle est allée se coucher de bonne heure. Mais il faudra que vous la gardiez toute la nuit, attendu que je ne pourrai la faire rentrer que demain dans le bâtiment des détenues.

— Soit, lui dis-je, je l’attendrai.

« Un moment après, j’aperçus de nouveau madame de Carin et cette Henriette Buré, l’autre folle, qui ne la quitte jamais. Il me sembla qu’elles m’évitaient ; je crus qu’on leur avait appris la cause de ma détention ; j’oubliai qu’elles étaient folles, je me sentis humiliée et je leur en voulus. Elles passèrent, et je ne pus m’empêcher de les suivre des yeux. Ce fut à ce moment que je remarquai qu’elles seules, parmi toutes les femmes de cette maison, marchaient ensemble, causaient ensemble ; la surveillante m’apprit aussi qu’elles logeaient dans la même chambre. Je ne puis vous dire quel singulier sentiment m’attirait vers ces deux femmes et m’en éloignait en même temps : j’aurais voulu leur parler, et j’en avais peur. Je craignais de voir mon intérêt pour elles s’évanouir devant une de ces paroles sans raison, qui me répugnaient à entendre dans d’autres bouches. Je me sentais le besoin de garder ma pitié, et, ne pouvant les consoler, je ne voulais pas cesser de les plaindre.

« J’en étais là de mes réflexions, lorsqu’une des folles qui se promenaient dans la cour vint à moi en poussant de grands éclats de rire et en me racontant qu’elle avait été la maîtresse de Napoléon et couronnée impératrice des Français. Je me détournai et voulus rentrer chez moi ; mais, comme si l’exemple de celle-là avait appelé les autres, plusieurs arrivèrent me poursuivant de cris, de prières, d’imprécations. L’une me prenait pour la rivale qui lui avait enlevé son amant, celle-ci pour l’infâme qui l’avait livrée à ses bourreaux, celle-là pour la sorcière qui avait bu le sang de son enfant. J’étais seule au milieu de toutes ces femmes. Je ne puis vous dire de quelle épouvantable terreur j’étais saisie : ce cercle de visages égarés, ce concert de paroles insensées m’étourdirent, me glacèrent, me firent peur. Je compris que ma raison s’en allait, je me sentis pâlir et chanceler, et j’allais tomber à la place que je ne pouvais quitter, lorsque madame de Carin et sa compagne s’approchèrent vivement de moi et m’arrachèrent à la colère de ces insensées ; elles me conduisirent jusqu’à la porte qui menait chez moi, et celle qu’on appelle Henriette Buré me dit avec un accent d’une douceur qui me pénétra :